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BB n°37 LE COURAGE DE PENSER. Simone Weil entre politique et mystique

BB n°37 LE COURAGE DE PENSER. Simone Weil entre politique et mystique

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Date d'ajout : lundi 22 octobre 2012

par Andr� A. Devaux

REVUE : Cahiers Simone Weil Septembre 2012

Cet ouvrage reprend, en le remaniant et en le développant « dans une perspective nouvelle », l'édition italienne de Simone Weil. Il Coraggio di pensare. Impegno e rijlessione poUtica tra le due guerre.
Le livre s'ouvre sur un Prélude très personnel où l'auteur, professeur à l'Université de Padoue, présente des fragments du Journal qu'il a tenu à Paris au cours de son « congé d'étude et de recherche » pour la préparation de cet ouvrage : belle initiative et féconde entreprise d'un intellectuel qui ose se raconter avec une rare franchise. Les notes primitives du Journal sont complétées et parfois révisées par des appréciations ultérieures.
Nous voilà donc d'emblée plongés dans l'atmosphère qui fut celle de la rédaction du livre au moment où Domenico CANCIANI multipliait ses enquêtes préliminaires : rencontres avec Jean-Louis Panné, alors secrétaire de Boris Souvarine, avec Simone Pétrement et avec Gilbert Kahn « image parfaite du gentilhomme d'autrefois » (p. 27), avec Paulette Mounier et avec Simone Fraisse, avec Daniel Guérin et avec Colette Chambelland, « âgée, imposante, habillée de sombre » (p. 43), – période remplie d'interrogations, comme en témoigne cet aveu du 23 février 1983: « Je commence à me demander qui était vraiment cette Simone Weil » (p. 33). Bientôt, il saura nous le dire.
Le premier mérite de Domenico Canciani est d'avoir voulu, plus encore que ses prédécesseurs – il ne manque pas de rendre hommage aux deux plus grands de ceux-ci : Jacques Cabaud et Simone Pétrement –, constamment tenir compte du contexte historique, politique et social, en même temps que du contexte culturel dans lesquels s'est formée et a évolué la pensée de Simone Weil. Celle-ci, en effet, a personnellement participé, plus qu'on ne le dit, aux « débats culturels et politiques » (p. 67) de son époque. À l'influence décisive d'Alain pour l'élan philosophique, s'est ajoutée l'influence des ardents militants syndicalistes qu'elle fréquente en sa jeunesse, tels que Lucien Cancouët, Urbain Thévenon, Pierre Monatte, Nicolas Lazarevitch, Robert Louzon, Jean Duperray, Roger Hagnauer… Textes à l'appui, parfois minutieusement découverts par lui, Domenico Canciani, montre que, contrairement à l'opinion générale répandue, la jeune Simone Weil ne fut pas du tout un « penseur solitaire », mais une philosophe bientôt en dialogue avec les théoriciens les plus actifs du combat révolutionnaire, notamment dans le monde ouvrier des années 30, collaborateurs de La Révolution prolétarienne, de La Critique sociale, ou encore de L'Effort, tous ceux qui lui ont permis de se détourner, avant beaucoup d'autres, des illusions entretenues autour du régime soviétique.

Domenico Canciani ne manque pas de souligner la singularité, en toute occasion, de la position adoptée par Simone Weil. Ainsi décrit-il le surgissement des grandes et vraies questions qui ne cesseront pas de la hanter : quelle place réserver au travail, défini comme « action méthodique », sur tous les plans de l'action humaine ? Qu'y a-t-il de valable dans la critique marxiste, à condition d'opérer une nette distinction entre « les contradictions du marxisme et la sympathie pour Marx » (p. 184) ? Quelle pédagogie promouvoir pour assurer la liberté de chaque être humain ? Comment la méditation du malheur comme expérience fondamentale peut-elle conduire à la reconnaissance du surnaturel ? Comment lutter contre la nouvelle et croissante « oppression bureaucratique et technocratique » dans la société ? Sur tous ces thèmes centraux de la pensée en devenir de Simone Weil, Domenico Canciani apporte des lumières propres à vérifier« une continuité souterraine et une cohérence substantielle » (p. 144) de la philosophie concrète de Simone Weil appliquée dans une pratique très exigeante.

Domenico Canciani peut alors nous donner une analyse très lucide et rigoureuse des raisons qui déterminent les derniers choix politiques, souvent douloureux de Simone Weil : en 1936, lors de la guerre civile espagnole ; en 1938, à l'heure des accords mensongers de Munich ; en 1939, lorsqu'elle se voit contrainte de renoncer à son pacifisme hérité d'Alain, sans toutefois jamais rien céder aux idéologies totalitaires. Domenico Canciani va dégager toute l'importance que tient désormais, chez Simone Weil, la « découverte du rôle de la violence et de la force à l'œuvre dans l'histoire » (p. 223) : « La force qui est maniée par les hommes, la force qui soumet les hommes, la force devant quoi la chair des hommes se rétracte », comme il est dit dans le grand article sur l'Iliade. Très sensible à l'approfondissement progressif de la pensée religieuse de Simone Weil, Domenico Canciani demande avec justesse qu'il soit tenu compte de « son degré de maturation spirituelle » (p. 214) pour une exacte interprétation de ses derniers textes et de ses lettres intimes, puisque, dès 1939, « la dimension spirituelle se mêle discrètement à la dimension intellectuelle et politique » (p. 229) de sa recherche de la vérité.

Chemin faisant, Domenico Canciani nous offre un portrait caractérologique de Simone Weil plus nuancé que ceux schématisés par des commentateurs trop pressés. En réalité, nous dit-il, elle a conservé, durant toute sa vie, en dépit de tant d'épreuves, « un esprit joyeux et moqueur » (p. 249) doté d'un humour décapant et d'une sagesse qui la rend apte à « accueillir avec amitié le temps qui vient, soleil ou pluie », comme elle le dit, un jour, à son ami Posternak, ou plus profondément à saisir, en spinoziste, l'éternel dans l'instant qui passe. C'est la femme tout entière en sa vérité, souvent « déchirée » par « une sorte d'écart entre l'intelligence et le cœur » (p. 202) que Domenico Canciani fait revivre devant nous.

Le souci très weilien de probité intellectuelle, toujours très présent chez Domenico Canciani, s'intensifie encore lorsqu'il en vient à s'interroger sur l'expérience religieuse de Simone Weil et se demande si l'on peut, « par les seuls moyens de la recherche historique, prétendre à la reconstitution objective d'une expérience religieuse » (p. 282). Sans abandonner les exigences de la méthode qu'il s'est imposée dès le départ, il y est parvenu et cela nous vaut des aperçus d'une profondeur remarquable. Déclarant avec clairvoyance que Simone Weil s'est trouvée peu à peu amenée à « créer une œuvre où le religieux sera non pas juxtaposé mais incorporé » (p. 283), il relève tout ce qui, dans sa langue et dans son écriture, atteste la présence d'une expérience inédite et envahissante qui « remplit une fonction d'inspiration par la contemplation de la vérité et la pratique de la justice et de l'amour » (p. 291). Ainsi a-t-il pu repérer le moment où apparaît, dans l'œuvre de Simone Weil, « la notion de grâce dans son acception chrétienne » (p. 323). Il note, à ce propos, qu'« elle s'occupe du surnaturel en ce qu'il peut inspirer et transformer les réalités terrestres » (p. 393) dont elle ne s'éloigne jamais.

Avec un bonheur d'écriture jamais démenti, Domenico Canciani s'est employé à faire comprendre comment, pour Simone Weil, intellectuelle de hauts vols, « la dimension culturelle n'est qu'un tremplin pour bondir d'emblée au niveau de l'être, de la métaphysique » (p. 318), – c'est ce qu'avait vite compris, après une première appréhension, Gustave Thibon. Est-il nécessaire de souligner, maintenant, que Domenico Canciani se garde de toute tentative hagiographique ? Il reconnaît, en certaines prises de position de Simone Weil, des « exagérations, un emploi discutable des textes et des sources, des extrapolations, une passion » (p. 295), et en particulier, dans son refus des Hébreux et des Romains. Mais, toujours, il cherche, au-delà des apparences, une explication, à défaut d'une impossible justification, en évoquant les « rapports souterrains » et certains « transferts analogiques » capables d'autoriser, jusqu'à un certain point, des transpositions éclairantes et des rapprochements imprévus.

Il peut alors conclure que Simone Weil « à force d'étude et d'amour, s'élève comme en spirale de la science à l'éthique, à la religion et à la mystique, "invente" une lecture sapientielle (p. 312). De même a-t-il bien vu toute l'importance du séjour de Simone Weil à Marseille : « Dans la lumière de la Méditerranée, la réflexion de Simone Weil prend les traits d'une vision unitaire, devient connaissance surnaturelle. Le surnaturel et le politique s'harmonisent » (p. 326), tant il est vrai que, chez elle, « le courage de penser nourrit le courage d'agir » (p. 110).

Dans les derniers cahiers de Simone Weil, Domenico Canciani discerne l'émergence d'une conception de la philosophie comme « travail sur soi », « transformation de l'être », « changement de l'âme » (p. 328). Son combat s'oriente de plus en plus contre « la bassesse d'âme si répandue à notre époque » (p. 330). Elle privilégie « l'éternel- domaine de la philosophie » (p. 332), en remettant « la notion de valeur » à sa vraie place, c'est-à-dire « au centre de la philosophie » (p. 335). À ce stade, toutes les analyses de Domenico Canciani convergent sur l'idée que les actions humaines doivent s'enraciner dans « une métaphysique du beau qui coïncide avec le bien et le vrai » (p. 338). La réussite majeure de Domenico Canciani me paraît tenir à sa capacité de découvrir « le lien étroit qui unissait chez elle la pensée et l'action » (p. 340) dans une inspiration spirituelle fondamentale, comme on peut le voir dans le « Projet d'une formation d'infirmières de première ligne » qui lui tint tellement à cœur.

Résolu à rendre à L'Enracinement son titre initial de Prélude à une déclaration des devoirs envers l'être humain, Domenico Canciani voit, dans ce texte capital mais « déroutant » (p. 424, n. 4), « un vrai renouvellement de son discours politique » (p. 414). Ainsi peut-il mettre au jour « le thème sous-jacent à tout le livre qui est le rôle de la religion et de la spiritualité dans la nouvelle culture » (p. 420) à instaurer dans l'Europe en gestation, sans oublier que le travail doit être « le centre spirituel de la nouvelle civilisation que l'Europe doit bâtir » (p. 416). Au dernier chapitre de son livre, Domenico Canciani a donné le titre d'Épilogue, habituellement employé pour terminer un roman. Il y pose la question des questions, celle-là même que Simone Weil ne cessait de poser à ses interlocuteurs du passé et du présent: « Dit-elle vrai ou non ? ». Et il laisse à chacun de ses lecteurs le soin d'essayer, pour lui-même, de répondre à cette « question radicale » (p. 433), mais il nous avertit : « Si l'on n'a pas le courage d'accueillir cette question, on se condamne à demeurer sur le seuil de la pensée de Simone Weil » (ibid.). Pour franchir ce seuil, écoutons Canciani !

Son texte est encadré par une préface et une postface. La préface est due à Robert CHENAVIER et c'est, en fait, plus qu'une simple préface, un véritable essai couvrant l'ensemble de l'œuvre de Simone Weil telle qu'elle est vue par Domenico Canciani – parfaite introduction à la lecture en profondeur de l'ouvrage, de sorte qu'une fois celui-ci lu, on aura intérêt et plaisir à revenir à la préface pour bien mettre dans sa tête tout ce que l'on aura appris à l'école de Domenico Canciani.

La postface est signée par un auteur moins connu des weiliens, Daniel LJNDENBERG, à qui l'on doit déjà Les Années souterraines 1937-1947 (La Découverte, 1990) et Le Marxisme introuvable (Calmann-Lévy, 1975). Il a intitulé sa contribution: « Simone Weil telle que je l'imagine » (pp. 435-437), entreprise curieuse et stimulante qui lui permet de revenir sur certaines « avancées » de Domenico Canciani, sans jamais les contredire, mais pour confronter Simone Weil à Antonio Gramsci, à Raymond Aron ou encore à Albert Camus. Il nous invite ainsi à « situer » la pensée de Simone Weil par rapport à celle de plusieurs de ses contemporains notoires. Il se demande, par exemple, si Simone Weil n'aurait pas rêvé, parfois, d'un retour à une sorte de « Nouveau Moyen-âge » (p. 452), à la manière de Nicolas Berdiaev. Il signale, en la majorant peut-être un peu trop, « l'importance de René Guénon sur [son] évolution spirituelle » (p. 444), croit à une permanence de son « empathie christianophile » (p. 442) et remarque qu'« à aucun moment de sa trajectoire, on ne trouve, chez elle, un véritable enthousiasme pour "89" et encore moins pour les Lumières » (p. 453).

Est-il besoin de dire, pour finir, que l'on a, dans ce maître-livre d'un universitaire, non seulement une excellente chronologie de la vie de Simone Weil (pp. 459-470), mais aussi un inventaire des sources utilisées (en particulier, le Fonds Simone Weil du Département des Manuscrits à la Bibliothèque nationale de France et le Fonds Ballard avec les correspondances déposées à la Bibliothèque municipale de Marseille), y compris les sources orales (conversations enregistrées avec plusieurs « témoins privilégiés »), une ample « bibliographie des textes imprimés » (pp. 471-504) et un impressionnant « index des noms de personnes » (pp. 505-515) ? Il n'y manque, oserai-je le dire ? qu'un « index des notions », plus impressionnant encore sans doute, que chacun pourra constituer, pour lui-même, en lisant et relisant, la plume à la main, ce livre qui est un livre-somme autant qu'un livre-source, – œuvre de «justice [et] d'honnêteté» (p. 58), selon le vœu de son auteur).

À plusieurs reprises, Domenico Canciani insiste sur le « caractère historique » de son travail ; il a certes incontestablement raison, mais je me permettrai d'ajouter que le « caractère philosophique » n'y est pas moins constamment présent et que « le courage de penser », si caractéristique de la démarche de Simone Weil, est ici partagé par son biographe.


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