STUDI FRANCESI, 1983

C’est la première fois que le Saint-Siège autorise la publication d’un dossier de condamnation religieuse. Les frères MM. M. J. et L. Le Guillou reproduisent les pièces principales, souvent traduites de l’italien, en ajoutant des explications essentielles, un commentaire très concis et suivi, et une postface.
La variété et 1a richesse de la documentation rassemblée par les autorités ecclésiastiques pendant ces cinq années de la crise mennaisienne de 1829-34 ne cessent d’étonner. Il y a en premier lieu les lettres. À côté du courrier normal entre le sommet du pouvoir à Rome et ses représentants officiels en France, nonce et prélats, on peut en lire un autre, anonyme parfois, qui émane des ennemis de Lamennais, laïcs et religieux. Il y a même des lettres entre Lamennais et ses amis qu’ont interceptées et copiées les espions autrichiens.
L’historien s’intéresse surtout aux rapports fouillés que Grégoire XVI demandait à ses subordonnés à mesure que le « cas Lamennais » prenait de l’envergure. Les informations et les avis de routine cèdent graduellement la place aux expertises théologiques lorsque 1a crise s’intensifie. Cette papauté qu’on présente souvent comme complètement coupée du monde observe en fait avec pénétration les pays et les individus.
À travers ces pages s’ébauche un effort diplomatique considérable, dont les rappels à l’ordre du haut clergé ne sont qu’un des éléments, pour mettre fin au mouvement de l’ « Avenir ». Au lecteur i1 semble évident que le défi de 1’« Avenir » menace le principe monarchique comme tel. Sur ce point, les dignitaires romains, serviteurs du pape-roi, n’avaient aucun doute. Metternich et Louis-Philippe non plus.
Contrairement à ce qu’il a cru toute sa vie, l’écrivain breton fut jugé, point sur point, sur sa théologie. Cependant, en lisant le Chapitre 4, « Examen des doctrines de Lamennais », où se trouvent les conclusions des théologiens romains, il nous semble que ce sont les conséquences politiques immédiates qui ont rendu leur condamnation théologique si urgente et tranchante.
Mais laissons ce sujet controversé pour souligner la valeur unique de ce gros recueil de documents qui, par le poids même de ses répétitions, nous fait sentir une vérité fondamentale: Étant donné l’imbrication de la papauté dans le système monarchique européen en 1830, 1e programme extrêmement moderne et libéral de l’Avenir ne pouvait que paraître monstrueux, voire diabolique au Quirinale. (Parmi les Pièces iustificatives, publiées à la fin du Volume se trouvent la déclaration des rédacteurs de 1’« Avenir » et les textes des deux encycliques qui ont frappé Lamennais).
Les titres mêmes de plusieurs chapitres font penser que l’entreprise diplomatique et 1e débat théologique constituaient aussi le drame profond d’un homme : VII. « La Soumission de Lamennais était-elle sincère ? », VIII. « L’engrenage fatal ». IX. « La mise au pas ». En effet, vu d’un certain angle, le livre présente une tragédie. Louis Le Guillou suggère qu’on aurait pu éviter la condamnation, mais il est difficile de comprendre comment l’évolution intellectuelle de Lamennais, vertigineuse depuis 1829, aurait pu ne pas provoquer une collision fatale avec le pouvoir monarchique dont l’Église était un élément central. Il y a une race d’hommes qui ne savent pas taire leurs convictions profondes. Fatal ? Nous avons peut-être tort de voir la réconciliation de Lamennais avec l’Église comme le plus grand bien souhaitable. L’histoire est faite de ruptures, et celle de Lamennais a rendu possibles d’autres réconciliations.

D’ailleurs, ce serait induire en erreur le lecteur que de dépeindre en termes sombres un volume qui n’a rien d’un recueil de textes indigestes.
Nous n’avons pas parlé de tragédie à la légère. Les documents s’ordonnent dans un véritable agencement dramatique. La longueur même des rapports officiels donne l’impression de vivre les événements dans leur complexité. La variété de la documentation multiplie les perspectives. L’écoulement du temps donne son moule à l’histoire.
Et puis, certains éléments du dossier sont de véritables morceaux d’anthologie. Il est déconcertant, par exemple, de lire le compte rendu des Paroles d’un croyant, écrit par le cardinal Lambruschini pour solliciter une condamnation et destiné à Grégoire XVI. Le bon cardinal, fin lettré, ne s’est-il pas pris au piège de la sorcellerie littéraire ? « ...un livre très mauvais, écrit dans un style énergique, ardent, parfois sublime, qui égalise [sic], s’il ne le surpasse en bon nombre de fragments, la beauté poétique du Paradis perdu de Milton... » (p. 482).
Il y a aussi, en guise d’épilogue, le récit fait par le baron Hübner à un ministre d’État à Vienne d’une visite rendue à Lamennais en 1838 dans son sixième étage de la rue de Rivoli. Homme dévasté, déchu, détruit, annonce Hübner. Alors il raconte la conversation qu’il a eue avec cet homme. Même à travers son français de diplomate nous sentons que Hübner a été subjugué par la magie des propos de Lamennais. Il se hâte de rappeler encore la chute du vieillard. Mais nous nous demandons si son ami viennois ne reste pas envoûté comme lui, et bien sûr comme nous, par cet élan prophétique.