REVUE THOMISTE, 1982,4

Le dossier que publient les deux frères Le Guillou (le théologien dominicain et l’historien universitaire) est aussi exceptionnel par son contenu que par les conditions de sa publication. .
Son contenu : le dossier de la congrégation des Affaires ecclésiastiques extraordinaires à la Secrétairerie d’État du Vatican. Ce dossier considérable (deux cent cinquante et une pièces) contient tout ce qui a servi à préparer aussi bien l’encyclique Mirari vos condamnant en 1832 le journal L’Avenir que l’encyclique Singulari nos condamnant en 1834 les Paroles d’un croyant. On y voit l’affrontement tragique d’un prophète chrétien de la modernité issue de la Révolution française avec une Église dont tout l’appareil ne rêvait que de restaurer la théocratie médiévale. On y voit aussi le jeu des ennemis acharnés à dénoncer Lamennais (le P. Rozaven, le cardinal d’Astros), le climat idéologique régnant dans l’Église de France en ces années 1830, la suspicion qui a entouré la naissance de l’abbaye de Solesmes et qui pèsera par la suite sur 1e rétablissement des Frères Prêcheurs. Et bien d’autres informations historiques que le lecteur découvrira au fil des pages de ce dossier. Surprenante est la différence entre la procédure engagée contre Lamennais et les procédés dont elle s’accompagne. Les théologiens (comme, du reste, les fonctionnaires de la congrégation) chargés d’examiner les doctrines ne sont pas tous hostiles à Lamennais ; les prélats, éminents ou subalternes, se montrent soucieux de ménager sa personne ; les exigences de la justice sont sauves. Mais que dire des procédés : interventions du cabinet de Vienne, espionnage des suspects, lettres interceptées, dénonciations virulentes, tout cela que le Saint-Siège accepte ? Alors que le premier intéressé, ignorant l’orage qui s’accumule sur sa tête, n’est jamais appelé à se disculper. « Il a manqué à Lamennais le sens des délais et de la patience », écrit le P. Le Guillou (p. 750). Autrement dit, il a eu raison trop tôt ! Que n’a—t-il attendu jusqu’à Vatican II ou patienté jusqu’à Paul VI ! Si l’historien n’a pas à condamner mais à comprendre, il n’a pas davantage à absoudre rétrospectivement l’appareil d’Église de ses responsabilités historiques.
Le dossier forme un tout, qu’on peut suivre depuis 1829 jusqu’en 1835. Les documents sont reliés les uns aux autres par un fil conducteur qui en permet la compréhension. Les renvois à la Correspondance générale de Lamennais sont réduits au minimum : la publication forme un tout par elle-même. Je n’ai qu’un regret à exprimer. Ce très gros volume, dont on devine sans peine quelle somme de travail il a coûté, n’est muni que d’une table des matières d’une seule page. Le précieux index des documents ne remplacera jamais l’index des noms qui eût permis d’exploiter plus fructueusement la richesse documentaire mise à la disposition du chercheur.
Car voici que, grâce au P. Le Guillou, les Archives de la Secrétairerie d’État se sont ouvertes, le dossier a pu être copié et publié. Pour y avoir accès, il n’a pas fallu moins que l’autorisation spéciale accordée au théologien par Jean XXIII, Paul VI et Jean-Paul II. Autant il y a de quoi se féliciter de la bonne fortune qui advient, par ce truchement, au lecteur, autant il y a de quoi laisser rêveur le chercheur privé d’un si efficace appui, qui est condamné à ignorer tout de certains fonds d’archives conservés ailleurs qu’à l’Archivio Segreto Vaticano. Les archives des congrégations romaines sont loin d’avoir révélé toutes leurs richesses secrètes, le dossier publié par Marie-Joseph et par Louis Le Guillou en apporte la preuve.