Date d'ajout : dimanche 09 novembre 2008
par Albert Bensoussan
INFORMATION JUIVE octobre 2008.
1918- 2008 : Mémoire d'un zouave nommé Samuel
Le 11 novembre prochain sera célébré, quatre-vingt-dix ans après, l'armistice de la 1ère Guerre mondiale, qui fit huit millions de morts, et qu'on appela pour cela « la Grande Guerre ». Mon père, né en Algérie à Nemours (Ghazaouet) d'un père marocain (qui descendait des fameux sofrim scribes de la Torah de Debdou), fut naturalisé français en vertu du droit du sol en 1906, et partit à la guerre, comme tous les Français, comme tous les Juifs algériens devenus français, en 1914. à la bataille de la Somme, en 1915, il fut grièvement blessé, avec plus de chance que son jeune frère Semaoun (Simon) qui repose désormais au cimetière militaire de Beauvais. Mon père (zal) fut un héros de cette guerre et collectionna tant de médailles et de décorations (Légion d'Honneur, Médaille Militaire, Croix de Guerre), que mon frère Alfred les fit encadrer, et ce tableau joliment composé de toute la gloire de mon père figure aujourd'hui, après tant de cahots de l'Histoire, dans l'appartement de ma sœur Esther à Netanya, au cœur d'Israël.
Un jeune romancier belge, Michel Wagner, vient de publier un roman sur la guerre de Quatorze, L'apparence de la mort (éditions Beauchesne, col. Feuilles, 2008, 190 p., 17), où, dans un cadre qui reconstitue méticuleusement l'itinéraire tragique d'un Poilu, il fait lever de la terre ensanglantée le cadavre d'un héros qui raconte son épopée et sa mort à qui n'est qu'apparente, puisqu'il nous parle d'au-delà de la mort, se raconte et rapporte ce qu'il a vu. Convaincu de l'excellence de ce livre, et de sa nécessité puisque nous, les Juifs, plaçons très haut le devoir de mémoire, j'ai rédigé ce qu'on appelle une prière d'insérer, que voici :
Depuis sa Lorraine belge où il est né et où il vit, Michel Wagner a depuis toujours contemplé les champs de bataille de la Grande Guerre que rien, ni le temps ni l'oubli, n'a pu effacer. De ce face à face a surgi ce récit de chair, de boue, de sang mais aussi d'amitié et d'amour, où affleure un réquisitoire contre les charniers de l'histoire, contre la guerre. Michel Wagner, dans une langue flamboyante, ne cesse de démonter ici l'absurde mécanique de la mort dont les hommes, aujourd'hui comme hier, aiment tant se gratifier les uns les autres.
Dans ce parcours des champs de bataille, ce Poilu revenu des ténèbres, fait la connaissance d'un soldat convalescent nommé Samuel, qui est son voisin de lit à l'hôpital militaire de campagne, un homme à chéchia et à culottes bouffantes, un valeureux zouave. Mais avec quelle tendresse humaine, le narrateur nous décrit ce gaillard à la peau mate avec ses yeux magnifiques, pas noirs comme je m'y étais attendu, mais couleur miel d'acacia, ce blessé si heureux qu'une infirmière lui fasse quelque fachouche. De quoi, de quoi ? Une fachouche ; Chez nous c'est le nom d'une caresse paternelle ou maternelle sur le front de l'enfant. Et nous voilà plongés dans l'atmosphère de ma propre enfance, avec papa qui chaque matin nous réveillait avec ses caresses, ses fachouches. De quel secteur du front est-il venu ? Et là le zouave, tout pénétré d'enseignement biblique, lui répond : De la Vallée de la Tuerie, de la vallée de Ben-Hinnïm que décrit le livre de Jérémie, de la vallée des carnages et de la pourriture. Je viens donc, comme toi, hélas, des enfers. Et le soir, à l'extinction des feux, ce pieux zouave retrouve le chemin de sa Foi : Une nuit, je l'ai entendu murmurer ce qui me parut être une formule, car les mêmes sons harmonieux revenaient sans cesse. En voyant dans la pénombre ses lèvres remuer et surtout en remarquant le tremblement de ses paupières fermées, j'ai compris qu'il priait. J'ai attendu qu'il eût fini pour lui demander ce qu'il disait : C'est la prière fondamentale du judaïsme, je te l'écrirai sur ton carnet demain, si tu veux. Oui je suis juif, malgré les apparences Chema Israël Adona Elohenou Adona Ehad. L'hébreu l'emporte sur la nuit. Et l'écriture rend hommage à ces valeureux soldats juifs de la guerre de Quatorze, dont on sait qu'ils payèrent le plus lourd tribut parmi toutes les minorités d'Algérie enrôlées dans cette guerre.
Mais le mot de la fin, c'est cette grande chape sombre qui s'abat sur les soldats, sur ces héros, et veut les effacer de l'Histoire. Car, au terme du récit, note le narrateur mort-vivant : C'est la grande nuit des temps qui s'est refermée sur moi. Mais nous, en refermant ce livre, si plein d'enseignement, nous voyons bien que par l'écriture rien n'est définitivement accompli et tout peut renaître. Naître à nouveau à l'esprit et au souvenir. Ce livre nous dit que rien n'est oublié ni oblitéré, même si au Monument aux Morts, à Alger, les plaques portant le nom de nos soldats morts au combat ont été effacées à l'Indépendance, tout comme celles qui figuraient au Grand-Temple de la place du Grand-Rabbin Abraham Bloch, après que la synagogue fut dévastée. Que sauver du cataclysme sinon un livre ? Celui-ci est assurément digne de rachat.
Albert Bensoussan