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05. LE MODERNISME

05. LE MODERNISME

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Date d'ajout : mardi 21 mars 2017

par J.D. ROBERT

REVUE : NOUVELLE REVUE THÉOLOGIQUE mars-avril 1981, t.103

En présentant Le Modernisme, le P. D. Dubarle indique bien le but de cet excellent travail collectif : « ouvrir une question », une question philosophique ; celle qui fut posée - « plus qu'on ne le pense d'ordinaire » - par la crise moderniste des années 1890-1910 (p. 5). On le comprendra mieux si l'on suit attentivement les développements de ce recueil. Ne citons ici pour l'instant que cette affirmation de P. Colin, résumée comme suit par le P.D. : « Il y a dans l'encyclique Pascendi une prise de position au moins tacitement philosophique en même temps que spécifiquement doctrinale » (p.  6). Évidemment, « on peut se demander si, du côté des principaux responsables intellectuels de la foi, on est allé jusqu'aux racines du problème de la modernité de la raison à l'intérieur de la communauté catholique ..., et sans doute était-ce impossible à l'époque ». On peut d'ailleurs le voir avec J. Greisch, réfléchissant à ce qui se passa avant même la publication de l'encyclique. Conclusion : « la pensée moderniste portait en elle un certain nombre de requêtes de l'intelligence tout court, et du même coup de l'intelligence croyante, que personne à l'époque ne pouvait pleinement honorer » (p. 7-8; souligné par nous).
Dans l'ouvrage qui nous occupe, une ample partie est plus spécialement faite d'exposés historiques, relatifs à Blondel. Le Roy, etc. L'étude terminale du P.D. est historique pour une part (la pensée du P. Ambr. Gardeil), mais elle comporte d'importantes réflexions théoriques. Celles-ci constituent des prises de position capitales et qui nous semblent particulièrement utiles à l'heure actuelle. Nous y reviendrons ici (et ailleurs encore, dans un article spécialement consacré à ce sujet). Donnons d'abord la « table des matières » du volume :
P. COLIN, Le Kantisme dans la crise moderniste, 9-82 ; J. HOUSSAYE, Le problème religieux dans la philosophie d'B. Le Roy, 83-100 ; St. BRETON, Dogme de la Résurrection et concept de la matière, 101-128 ; X. TILLIETTE, Maurice Blondel et la controverse christologique, 129-160 ; J. GREISCH, Maurice Blondel et les aspects herméneutiques de la crise moderniste, 161-180 ; D. DUBARLE, Modernisme et expérience religieuse. Réflexions sur un cas de traitement théologique, 181-270.
Avant de résumer certaines de ces contributions, rapportons ici fidèlement une très juste remarque préliminaire sur le fait qu'i1 y a eu, au sein de l'Église catholique, une certaine situation intellectuelle déterminée tant par le modernisme que par sa condamnation en 1907. Or, si, dans le présent volume, on en tente l'analyse, c'est que la chose s'impose aujourd'hui. En effet : « II n'est pas déplacé de le faire, ni trop tard. Peut-être même, en matière de philosophie, est-il plus urgent que jamais de le faire. Car avec le temps, avec l'expérience des suites que la durée peut apporter, on mesure mieux la gravité des enjeux intellectuels de la crise d'il y a trois quarts de siècle, et, jusque pour aujourd'hui, la nécessité d'une difficile analyse intellectuelle et d'une considérable remise en chantier de la pensée » (p. 6).
Pour ce qui concerne l'éclairante collaboration de P. Colin, les conclusions peuvent s'en tirer aisément. Laissons-lui la parole : « Puisqu'il faut, sinon conclure, ce qui serait prématuré, du moins mettre un terme à cet exposé d'une recherche en cours, élargissons le débat… Pour nous, la principale question est de savoir si, en introduisant la problématique subjective, mais non subjectiviste, de l'échange du sens, on ne s'oblige pas à repenser la notion de vérité qui préside à l'organisation de la doctrine en système doctrinal » (p. 80). Ajoutons encore cette affirmation capitale : « Depuis le temps de la crise moderniste, la théologie catholique s'est beaucoup transformée, mais a-t-elle jamais réglé la question du rapport entre ce qu'elle est devenue et l'idée qu'elle se faisait d'elle-même et de sa vérité lorsqu'elle se pensait comme science déductive, subalternée à la Science divine ? » (p. 81 ) .
Les mises au point précieuses de J. Houssaye devront permettre au lecteur d'être plus nuancé dans le jugement qu'il porterait sur E. Le Roy. Car « il a peut-être semblé négliger la foi d'autorité proprement dite, mais, en fait, il s'est constamment situé face à elle pour déterminer la façon dont ce qu'elle imposait était compris et vécu. Toujours est-il qu'il n'a pas réduit la révélation à la seule expérience religieuse : la révélation précède, domine et permet l'expérience religieuse et la foi, mais ne se ramène certes pas à elles, comme le voudrait le modernisme » (p. 99-111).
St. Breton, quant à lui, et en ce qui regarde précisément le même E. Le Roy, veut « attirer l'attention sur l'un de ses ouvrages dont l'intérêt théologique est évident, même de nos jours où la nature de la foi chrétienne, en son orientation pragmatique en particulier, pose plus d'une question » (p. 101) : Dogme et critique. Dans sa conclusion il écrit : « ce vieux livre nous parle encore. Il nous invite à de nouveaux approfondissements. Le modernisme de jadis, même si on le compare aux audaces d'aujourd'hui, était plus et mieux, quoi qu'en dise Maritain, qu'un simple « rhume des foins ». Toutefois, il est vrai que le paysage a considérablement changé. L'« intellectualisme », c'est le moins qu'on puisse dire, n'est plus un danger. Pour beaucoup d'entre nous, il serait au degré zéro de la tentation. Et le pragmatisme qui s'esquisse en certaines tendances est autrement corrosif. Il semble que pour certains Dieu lui-même se réduise à un impératif de justice enrobé dans un engagement politique. L'intrépidité de la foi doit affronter ces nouveaux problèmes. Elle ne pourra le faire qu'en se soumettant, comme jadis, à la même exigence de lucidité et de rigueur » (p. 127). Parlant d'un problème déterminé (résurrection et concept de matière), St. Br. fait, en passant, justice de condamnations et d'incompréhensions dont Le Roy fut l'objet, et il s'élève à des considérations de type épistémologique et doctrinal qu'il importe de méditer (voir : Remarques et perspectives, p. 121-127).
De son côté, X. TiIliette, dans Maurice Blondel et la controverse christologique (p. 129-160), s'ingénie très heureusement à remettre en lumière des aspects historiques et doctrinaux des discussions qui eurent lieu autour de Blondel. Et par là il conduit à des jugements vraiment respectueux de la pensée et de la personne de ce grand philosophe chrétien. La « magnifique ébauche christologique de Blondel », en tout cas, est loin d'être perdue, et son influence est très réelle aujourd'hui. Il suffit de penser à certains grands théologiens actuels. N'y a-t-il pas, en effet et par exemple, chez Blondel, « une interférence de la christologie et de l'anthropologie que Rahner signale et qu'il explicitera » (p. 158) ? Concluons donc avec X.T. : « Blondel, Rousselot, leurs amis ou correspondants, ou sympathisants, tous ont eu, comme on dit, des difficultés, petites et grandes : Blondel intimidé, Rousselot censuré, Laberthonnière bâillonné, Lagrange et Huby suspectés… Ils ont semé dans les larmes. Mais n'en doutons pas : dans le printemps incertain de l'après-Concile, c'est leur blé qui lève, mêlé à l'ivraie » (p. 160).
Avec J. Greisch nous restons en compagnie de Blondel, en parlant de sa relation avec les aspects herméneutiques de la crise moderniste (p. 161-179). D'entrée de jeu, J.G. nous livre son optique : « L'hypothèse de travail sous-jacente à cette enquête est la suivante : au cœur de la crise moderniste, comparable à l'œil d'un cyclone, il y a un problème capital de la compréhension sous-jacent à tous les débats, et pour cette raison difficile à articuler. La compréhension des enjeux philosophiques de la crise moderniste concerne précisément cette difficulté. Cette hypothèse de travail, pour être vérifiée, engage à un certain pari herméneutique, qui commande l'approche et l'interprétation de cette crise » (p. 161). C’est clair et net. La conclusion ne l'est pas moins: « si le modernisme signifie bien une « crise de la philosophie », il s'agit de cette « crise spécifique » d'une philosophie acceptant de se laisser reconduire du concept au jugement. A ce titre, la tentative blondélienne de traverser la crise nous paraît remarquable, et riche d'enseignements pour aujourd'hui. Car non seulement les questions soulevées par Blondel continuent de se poser, mais la réponse blondélienne représente sans doute le paradigme d'une attitude philosophique valable pour nos débats les plus contemporains, qui concernent cette autre expérience des « frontières brouillées » qui est véhiculée présentement par les sciences dites humaines » (p. 179-180).
Toutes les contributions - dont on vient de donner de trop brefs aperçus en reprenant les conclusions - sont éclairantes, et l'on pourrait dire qu'elles étaient, chacune, nécessaires pour essayer de mieux cerner la question du modernisme. Cela, d'ailleurs, dans une première approximation. Elle est une pressante provocation à poursuivre l'approfondissement d'une histoire qui reste actuelle par ses conséquences et par les problèmes qu'elle nous a légués: ils ne sont point encore résolus, d'ailleurs !
Ceci dit, il nous semble que la pièce maîtresse du recueil est celle qu'on doit au P.D. Dubarle. Ces pages seraient déjà précieuses - oh combien ! - par la seule analyse, toute en nuances, de la pensée d'Ambroise Gardeil, grand maître du Saulchoir de Kain au titre d'une œuvre qui fut une des très belles « réussites » si l'on peut s'exprimer ainsi - de cette École, dont Chenu prit jadis la défense dans un livre qu'on vit mettre à l'index… On n'en est plus là, peut-être. Les faits restent comme témoins pénibles des controverses dont on subit l'impact aujourd'hui encore. Mais en réalité Modernisme et expérience religieuse dépasse de loin l'histoire, et c'est peu à peu que le P.O. nous conduit vers ses positions théoriques. II faut en lire l'exposé avec attention, sans rien précipiter, afin de mieux en percevoir l'ampleur et, à certains égards, la nouveauté courageuse. L'histoire d'un théologien dominicain aux prises avec les conséquences de la pensée kantienne et les problèmes essentiels qu'elle lui posait conduit donc le P.O. à expliciter, une fois de plus et avec netteté, ses convictions touchant l'expérience religieuse, la religion et les approches possibles de Dieu, tant par la philosophie que par la religion.
Laissant donc ici de côté la passionnante et émouvante histoire du Père Gardeil dans son effort proprement spéculatif et dogmatique - chose impossible à « résumer » -, venons-en aux questions par lesquelles le P.O. ouvre l'espace propre où va se réaliser l'exposé de sa pensée personnelle. Laissons-lui d'abord largement la parole : « qu'il s'agisse de la connaissance dite naturelle de Dieu, qu'il s'agisse de la foi, qu'il s'agisse de la prophétie ou de la connaissance des « parfaits » dont parle saint Thomas, qu'il s'agisse enfin de la vision de gloire des bienheureux, pourquoi donc n'y aurait-il pas noétiquement, à chaque fois sous un mode à différencier et à caractériser dans ce qu'il doit avoir de propre, un contact cognitif simple de l'intellect en acte de vie mentale avec la réalité même de Dieu, faisant Dieu connu, en vérité connu lui-même, mais à chaque fois autrement et comme plus ou moins avant ? » (p. 252). En d'autres termes : « par-dessous le déploiement des manifestations religieuses de l'humanité, avant même qu'il puisse être pour elle question de foi proprement dite, n'y a-t-il pas aussi et déjà actualisation de quelque vraie expérience, expérience elle aussi sui generis, différente sans doute de l'expérience de Foi, de prophétie ou de vie mystique à son suprême degré, mais expérience à sa manière de Dieu, assurant déjà quelque contact cognitif simple de la vie psycho-mentale avec la réalité divine en son anonyme vérité ? » (p. 254). En d'autres termes encore : « pourquoi ne pas admettre que l'une des caractéristiques par lesquelles l'être humain se différencie nativement du simple animal, c'est précisément le don natif de quelque contact cognitif simple, quoiqu'au départ absolument informe et incapable de s'identifier lui-même, avec la réalité de Dieu ?… Pourquoi, fût-on croyant et théologien catholique, ne pas s'accorder avec cette vue de sens commun ? Et n’est-ce pas là au fond, ce que, plus ou moins maladroitement peut-être, mais comme poussée par la contrainte des évidences brutales, la pensée moderniste de la religion cherchait à faire valoir, alors que, trop rapidement, la doctrine traditionnelle inclinait à écarter ce que, trois quarts de siècle plus tard, le développement des sciences humaines du fait religieux vient réimposer avec une force à laquelle on ne résiste plus ? » (p. 255). Ces « invitations » entendues, venons-en aux engagements plus déterminés et plus concrets du P.D.
Commandant tous ses développements, et constituant, je pense, un fil rouge à ne jamais perdre de vue, une première affirmation: en matière d'approche de Dieu « il se pourrait bien que la pensée naïve contînt plus de vérité que la doctrine déjà savante » (p. 256). Il est évident que le conditionnel, employé ici, est une forme de style. Le P.D. pense bien qu'il en est ainsi. Et tout le reste de l'exposé est fait pour nous en convaincre ! Insistons donc avec lui sur ce qu'il entend par cette « pensée naïve ».
Quand il est question de Dieu, il ne s'agit pas - il ne peut s'agir - d'un simple « problème d'existence tout court ». En fait, il est question, avant tout, d'un « problème d'identification de l'existant » (p. 256). Proposition, à mes yeux, capitale pour le P.D. Il me le confirmait d'ailleurs lui-même il y a peu (je le dis pour ceux qui seraient enclins à passer légèrement sur son propos). Problème d'identification, car, pour cette « pensée naïve », de quoi s'agit-il ? De « quelqu'un qui vient »! D'un quelqu'un déjà donné, « déjà objet d'expérience, au sens propre et spécifique du terme, QUOIQUE POINT ENCORE IDENTIFIÉ ».
Pour le comprendre, songeons donc à ce qui se passe dans l'identification que nous faisons du quelqu'un qui vient et que l'on reconnaît peu à peu : « c'est Pierre ! ». Comme le dit le P.D. : « A aucun moment la pensée n'a à se démontrer que Pierre existe, ou encore est présent à la connaissance. Ce que l'on voit s'élancer vers soi, ce ne sont pas des effets ou des signes de la chose concrète sans la chose elle-même, sollicitant de la pensée on ne sait trop quel raisonnement d'inférence causale, ou quelque façon de passage « à travers » les signes pour établir existence ou présence de la chose. C'est la chose même, appartenant à la donation existentielle de ce qu'il y a, mais sous un mode cognitivement imparfait, la chose même, étant là de façon encore générale et confuse, requérant le travail capital de la discrimination et de l'identification » (p. 256-257).
Or, si l'on entend bien la chose, il n'est plus alors besoin de vouloir, à tout prix et d'abord, « démontrer », dans le sens fort du mot, l'existence de ce qui fait le terme du désir humain. Certains voudraient en effet « réduire » Dieu à la projection du désir : « on ne parle jamais que de soi-même à soi-même », selon l'objection bien connue des incroyants face aux « preuves par le désir humain ».
Restant sur la piste de la pensée naïve, au contraire, on est sur une voie tout autre, et le « référentiel » y est absolument différent. Ce que le P.D. dit de façon très nette dans le texte suivant : « Remplacer une question d'existence par une question d'identification, ne plus se soucier de faire produire existence ou présence à des catégories de causalité ou de signe impuissantes à cette production, faire travailler les catégories laissées en souffrance de la discrimination et de l'identification noético-épistémique de ce qu'il y a au total dans la donation nativement faite à l'être humain par nature, par histoire et par culture, n'est-ce pas là ce qu'une réflexion faite aujourd'hui sur le seuil de la Somme théologique, méditant le dire de Damascène et le traitement qu'en fait l'Aquinate, suggère d'entreprendre ? » (p. 257). Et n'est-ce pas, ALORS SEULEMENT, qu'il serait bon « d'étayer la suggestion de quelque argumentation ? » (p. 257).
Le P.D., très opportunément, précise : « Les 'cinq voies' de saint Thomas (S. Theol. la, qu.2, a.3) pourraient au demeurant être lues elles-mêmes non point tant comme une démonstration au sens strictement logique et technique de ce mot, que comme une démarche d'identification savante entre le Dieu du sens commun religieux déjà (plus ou moins vaguement) perçu existant et la « cause première du monde », prise avec ses diverses attributions relativement à ce monde. Le « quod omnes nominant Deum » (ou la formule équivalente) qui termine l'exposé de chaque « preuve » est assez suggestif d'une possibilité de cette sorte. C'est la métaphysique dite « classique », post-cartésienne, qui a achevé de durcir la question de démonstration d'existence, tant du côté de l'existence à démontrer que du côté du procédé logique de la démonstration au sens strict et mathématique, acheminant ainsi la question vers l'écueil de la critique kantienne » (p. 257, note 102).
Pour être complet, touchant le rapport essentiel que le P.D., dans ses approches de Dieu, met entre une identification progressive de la pensée naïve et une tentative postérieure d'étayer le tout par un certain type discret d'argumentation (qui n'ira jamais jusqu'à la « preuve »), il faudrait insister, avec lui, sur ce qui différencie la pensée de saint Thomas de celle de saint Augustin. Le P.D. consacre à ce point des pages à méditer (p. 260 ss). Il y a, en effet, chez ce dernier, une notion de « sagesse » qui lui est propre : « la sagesse est une disposition de l'intelligence qui, par principe, ne peut se constituer qu'à même la réalité elle-même vécue en vérité au moment où, forte de la lumière qui l'éclaire, l'intelligence sage prononce son jugement. Ainsi en est-il dans l'acte de sagesse religieuse. L'acte de juger et la conscience de juger le vécu humain de Dieu et des choses divines appartiennent à l'expérience elle-même. Ils s'intègrent au vécu et font de celui-ci, de ses valeurs et données préalables, le fait accompli de la connaissance-expérience de sagesse » (p. 260).
Si l'on comprend bien la position de saint Augustin, on doit donc admettre que : 1° « C'est de ce type que peuvent être, dans l'acte de la sagesse croyante, le jugement et la connaissance de foi, ceci d'une manière qui différencie profondément l'expérience de foi d'avec la simple expérience religieuse point encore engagée dans la détermination spécifique de la foi, laquelle est jugement et conscience de juger, selon le dispositif de l'enseignement reçu en provenance de la révélation » (p. 260) ; 2°, il devient « possible de penser de façon accueillante la généralité de l'expérience religieuse humaine, voire ce qu'il peut y avoir de légitime dans les façons d'en faire philosophiquement la théorie, y compris au niveau des essais philosophiques ou se disant théologiques du modernisme » (p. 260).
Toutes ces « possibilités », dira-t-on, se dégagent de la pensée de saint Augustin, mais que dire de celle de saint Thomas sur ce point précis ? La réponse du P.D. est nette : ce dernier a beaucoup « retenu » du premier, mais (comme le concédait d'ailleurs Gilson lui-même), « en éliminant toute collaboration spéciale d'un agent séparé à la production de l'intelligible dans l'âme humaine, saint Thomas éliminait, en même temps que l'intelligence agente d'Avicenne, un aspect important du Dieu illuminateur de saint Augustin » (cité p. 261, note 109). Or, poursuit le P.D. c'est précisément « cet aspect important » qui prend « toute son importance au moment où c'est en vue d'un jugement de sagesse religieuse celui que la théologie dira « surnaturel » et requérir le secours de la grâce divine - qu'il est besoin à l'être humain d'une illumination spéciale venant de Dieu (y compris d'ailleurs pour produire ces déterminations de l'intelligibilité que l'énergie de l'intellect actif naturel n'aurait pas la faculté de produire) » (p. 261-262).
Dès lors, une question se pose : « Sur ce point la doctrine augustinienne de la sagesse religieuse et de l'illumination qui la rend possible n'est-el1e pas, et cela jusque pour le philosophe croyant soucieux de donner à sa foi valeur de vraie connaissance de Dieu, une doctrine plus simple, plus solide et plus vraie, qu'une théorie cédant au penchant de tout rabattre à l'intérieur des horizons de la faculté naturelle de l'homme, intellect actif de saint Thomas, système des catégories et principes de l'entendement de Kant… etc. ? » (p. 262).
Quel vrai thomiste n'accepterait sans détour la position augustinienne énoncée par le P.D. : « Une doctrine plus généreuse au demeurant, à l'égard de tout ce qui cherche à se faire valoir au titre de l'expérience religieuse, puisque loin de refuser quoi que ce soi du vécu religieux de l'homme et de l'humanité tout entière, elle le présuppose comme vécu au moment d'en appeler au jugement sur ce vécu et à même ce vécu, jugement qui seul établit l'esprit dans cette conformité à la Vérité première que les lumières imparties à l'intelligence rendent alors possible. Sans préjudice certes de ce qui est laissé à la faculté naturelle de l'homme, à l'efficace autonome de l'intellect actif. de la raison et de l' entendement humains… etc., dont la noétique du jugement religieux, bien comprise, en réalité n'a pas de peine à s'accommoder » (p. 262).
La pensée profonde du P.D. nous est enfin livrée dans la dernière section : Sur l'importance intellectuelle de la noétique johannique et paulinienne (p. 263-265). Le prologue de l'évangile de saint Jean dit que le « Verbe divin était la vie et que la vie qui était en lui était aussi la lumière des hommes ». C'est pourquoi, ajoute le P.D., « avec saint Augustin, je pense - bien sûr, non sans que ma foi de chrétien ne contribue à l'actualisation de cette pensée - que c'est cela qui, de façon primordiale, dit la vérité de la condition noétique de l'être humain » (p. 263).
Ce qui s'explicite comme suit : « Par constitution ontico-ontologique de l'être humain, la lumière que l'on dit, de façon générale et au plus haut niveau, la lumière de l'intelligence intérieure à la vie psycho-mentale de l'homme, c'est cette lumière-là : « le Verbe était la lumière qui éclaire tout homme ». Pour moi, c'est là la percée à jour, l'identification qu'à la suite de saint Jean - et dans la foi riche d'expérience religieuse - je fais de l'anonymat énigmatique de ce que l'on dit, de façon générale, la lumière intellectuelle » (p. 263). Notons en passant que la position du P.D. n'est d'ailleurs pas sans « répondant philosophique » chez un homme comme Schelling, pour ne citer que ce géant de l'idéalisme allemand. Il faudrait d'ailleurs s'en rendre compte sur « pièces » et textes en main. Chose ici impossible par manque de place [Pour aller à l'essentiel, il faudrait consulter les remarquables travaux du P.X. Tilliette sur Schelling. Renvoyons ici à des écrits très révélateurs de Gabriel Marcel : 1° Testament philosophique dans Rev. de Métaph. et de Mor. 1969, 233-262 (avec textes sur « la lumière qui éclaire tout homme venant en ce monde ») ; 2° Coleridge et Schelling (rédigé en 1909), Paris, Aubier-Montaigne, 1971. Au lecteur pressé, on peut conseiller les belles pages de Jacques Chevalier dans son Histoire de la pensée, Paris, Flammarion, tome III, 1966, ch. V, §§ 88-89 : « L'influence exercée par Schelling » et « Coup d'œil sur le développement de l'intuition chez Schelling ».]! Terminons donc cette parenthèse.
Un dernier aspect de la pensée du P.D. Il est capital pour qui entend reconnaître et assumer en valeur de vérité les « données » de l'histoire des religions. Le P.O. veut en effet donner au discours de saint Paul à l'Aréopage son impact profond. On connaît le texte : « Bien que tous les peuples aillent le cherchant à tâtons, Dieu n'est pas loin de nous : c'est en lui que nous vivons, que nous nous mouvons et que nous sommes ». Le P.D. fait ensuite appel à un autre texte fameux, qu'il commente : « Concernant alors la noétique de l'apparition - et du développement de la religion au sein de l'humanité, je lis - toujours de la même façon délibérément naïve de lire - un enseignement capital dans ce que saint Paul dit, derechef dans son discours aux Athéniens : « Dieu a distribué les fils d'Adam sur toute la terre, en leur allouant leur contingence historico-géographique, pour que les hommes le cherchent comme à tâtons » ; ajoutant que cette recherche, de fait, apparaît mêlée de bien des ignorances, grevée de bien des errances et de bien des méconnaissances. J'y lis donc que la recherche instinctive de Dieu et avec elle toute vie religieuse, si vagues et confuses que puissent en être les premières manifestations, sont recherche et vie au contact de la vérité divine (et ici je pense au « contact » intellectuel, cognitif, d'Aristote) menées par un être qui, polit commencer, n'a qu'un contact absolument indéfini et indiscriminé, insaisissable et anonyme avec Dieu ; mais qui a ce contact, car sinon, pas plus d'ailleurs que n'importe quelle autre activité spécifiquement intelligente, une vie et une recherche religieuses n'apparaîtraient chez l'homme » (p. 265, souligné par moi).
Cette prise de position nette et sans ambiguïté du P.D. me paraît absolument capitale, quelles que soient les « difficultés » qu'on pourrait lui objecter. Il les connaît d'ailleurs mieux que personne et y fait allusion. Il y a, par exemple, la fameuse encyclique Pascendi. D'ailleurs, écrit-il : « on pourrait préciser et rendre plus grave l'objection en disant qu'une religion qui n'actualise pas la conception monothéiste telle qu'elle se définit au sein du peuple juif, puis là foi au Christ, est encore religion errante » (p. 266; souligné par moi),
La réponse du P.D. est, une fois de plus, nette et, à mon sens, très féconde : « Pour traiter la question de la religion et de l'expérience religieuse, face au donné factuel de l'humanité, une catégorie intellectuelle manque. Elle est implicitement contenue, je crois, dans le traitement théologique traditionnel de la question de la vraie religion, et plus encore peut-être dans l'arrière-plan du discours de saint Paul aux Athéniens » (p. 266).
Dans son ultime paragraphe : Discrimination de l'expérience religieuse, identification de Dieu et montée de la foi religieuse (p. 267-270). le P.D. explicite alors sa pensée : la catégorie manquante, « c’est la catégorie de la discrimination à opérer à l'égard du vécu religieux lui-même en tant qu'il est le donné à soumettre au jugement. La connaissance religieuse peut être connaissance discriminant plus ou moins avant, plus ou moins bien, ce dont elle est en vérité vécu cognitif discriminant aussi plus ou moins distinctement la modalité spécifique de l'acte de connaissance lui-même» (p. 267).
Impossible de citer ici le long développement relatif à cette montée progressive de l'humanité vers un monothéisme assuré. Il se fait qu'elle passe donc d'une « appréhension plus ou moins qualitative et dispersée de ce que nous appelons le divin » à un « Dieu-Personne », grâce à un dialogue existentiel vécu (p. 268) C'est ainsi que s'ouvre, en effet, dans les religions monothéistes, un « nouveau régime de la religion vécue ».
Ceci posé, encore ne faut-il JAMAIS OUBLIER la spécificité d'une telle religion vécue : dialogue avec un Dieu personnel. La créature entre alors avec Lui « en relation 'existentielle’ ontiquement contingente », dans une histoire des hommes (p. 268-269).
Peut-être faut-il encore moins oublier que la lente montée de l'humanité dans la foi religieuse nous incite aussi à mieux penser « la possibilité de réintégrer à la philosophie le naturel sentiment de divin dont il semble qu'avant tout monothéisme distinct et indépendamment de celui-ci, l'homme puisse être en acte et vivre de façon consciente et pleinement autonome » (p. 269). Il importe enfin de distinguer, sans jamais les séparer, « l'univers spécifique de la foi religieuse » et « la sphère propre, naturelle et rationnelle du savoir humain, aussi bien le savoir vraiment et strictement philosophique, que le savoir scientifique au sens moderne du terme » (p. 269).
Dès lors, sans confusion aucune, tout se tient de ce qui fait l'humain, et rien n'est séparé. « Il s'agit, écrit le P.D., de maintenir ontiquement, noétiquement et épistémologiquement, le statut critique de foi, et, dans la foi, l'affirmation de sa validité cognitive au moment où c'est de connaissance religieuse qu'il s'agit » (p. 269).
Le P.O, termine en réaffirmant - ce qui prouve combien il y tient - l'importance de la catégorie de « discrimination », dans le sens qu'il lui donne et que nous avons brièvement rapporté. Écoutons-le : « Au moment où il s'agit de régler de façon réfléchie, en vérité et équitablement, les questions soulevées par les théories modernistes de l'expérience religieuse, ne faudrait-il pas faire usage de cette catégorie de la discrimination du vrai graduée suivant différents niveaux de l'actualisation psycho-mentale, et du coup de l'épistémologie (elle-même croyante et catholique) de l'expérience et de la connaissance religieuses que l'introduction de cette catégorie permettrait ? Suffit~il vraiment de s'en tenir ici à la simple réprobation de l'issue moderniste et, contre cette issue, à de matérielles reprises argumentatives de pensées constituées avant même que survienne le modernisme, et surtout avant que survienne le vaste contexte de culture et de connaissances humaines dont, pour leur part, les théories modernistes de la religion, y compris la religion chrétienne et catholique, ont tiré le plus clair de leur théorisation ? » (p. 270). Ce mode questionnant n'est autre chose, évidemment, qu'une affirmation, posée certes humblement, mais avec fermeté et conviction !
Pour conclure, le lecteur me permettra de dire l'accord profond que j'ai ressenti à la lecture des « positions et propositions » (aurait dit Claudel), du P. Dubarle. J'ai eu la joie de lui en parler et ne pense pas l'avoir trahi dans ces pages. Sa pensée m'encourage et me détermine à penser plus fermement que jamais une « thèse » qui depuis longtemps m'est chère : entre l'acte existentiel terminal d'une métaphysique existentielle et l'acte existentiel de la pensée religieuse naturelle et concrète qui joue au cœur de l'homme, il n'y a aucun hiatus. Certes, on peut, du fait de la liberté, refuser le dialogue existentiel et personnel avec Dieu : on peut aussi « tout naturellement » (avec la grâce, certes !) passer à son invocation ! Mystère du jeu de deux libertés ! Reste aussi qu'il est toujours possible, dans une vie d'homme, de passer « naturellement » d'un refus à une invocation [Nous avons approfondi ces aspects du mystère de Dieu et de son appel dans un travail qui doit paraître chez Beauchesne cette année : Essai d'approches contemporaines de Dieu en fonction des implications philosophiques du beau http://www.editions-beauchesne.com/product_info.php?products-
_id=814. Nous n'en dirons donc pas plus ici]. N'est-ce pas d'ailleurs là le titre d'un beau livre de Gabriel Marcel ? Mais revenons au P. Dubarle pour lui dire : merci.


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