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03. NIETZSCHE L'INTEMPESTIF

03. NIETZSCHE L\'INTEMPESTIF

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Date d'ajout : vendredi 04 décembre 2015

par Sylvain ISAAC

REVUE : REVUE PHILOSOPHIQUE DE LOUVAIN, février 2002

La pensée nietzschéenne constitue sans nul doute l'objet le plus déconcertant et le plus mystérieux qui soit donné aux « ouvriers scientifiques de la philosophie » d'examiner. Et il n'est guère étonnant de constater combien, au gré de relectures toujours partiales, souvent trop peu informées voire parfois franchement malveillantes, celle-ci eut à subir maintes simplifications et/ou mésinterprétations. Au point que, malgré (ou peut-être précisément à cause de) l'affirmation heideggerrienne selon laquelle la tentative nietzschéenne pour repenser la philosophie en la mettant en cause de l'intérieur devait être comprise et pensée à partir de et dans l 'histoire de la métaphysique, certains n'hésitent pas à contester à Nietzsche jusqu'au statut de philosophe à part entière.
A les entendre, Nietzsche serait athée, irrationnel, anti-métaphysicien, immoraliste, etc. Contre ces clichés qui dénaturent et falsifient trop souvent la philosophie du penseur de Sils-Maria, le souci principal de l'A. est de resituer le propos de celui-ci dans son sens premier, en tenant compte de la richesse irréductible de son inspiration initiale, et de souligner sa (trop) grande actualité dans le monde de consensus mou et d'absence de débat véritable qui est le nôtre (signes d'une emprise forte, encore aujourd'hui, des sens préétablis et mortifères du sensus communis sur toute pensée soi-disant critique). Car, et telle est la thèse majeure qui sous-tend l'ensemble de cet ouvrage, Nietzsche reste l'intempestif qu'il a été et qui l'a empêché d'être entendu de ses contemporains. En avance sur son temps, il nous parle encore. Et à la condition que nous l'accompagnions dans son entreprise de démolition (« à coups de marteau » ) des idées préconçues et des valeurs inquestionnées acquises au fil d'une pratique trop sage et trop convenue de la philosophie, nous pouvons encore faire le geste salutaire qui brise le joug détestable de l'évidence : ce geste est celui de l'étonnement et du ravissement devant la réalité qui se manifeste autour et en nous et de laquelle le regard calculateur issu de la modernité ne pourra jamais prendre la pleine mesure.
La maladie du sens, voilà ce qui mine de l'intérieur tout le discours philosophique qui, depuis ses origines, cherche à imposer un ordre, une raison à ce qui n'en a pas et qui, comme tel, paraît insupportable à l'homme. La souffrance de l'existence humaine réside précisément dans ce décalage entre un désir d'intelligibilité à la mesure de sa raison et l'absence de principe ultime sur lequel celle-ci pourrait prendre appui. Ce qui conduit forcément l'homme à fuir la réalité dans son caractère changeant, insaisissable, troublant pour ne considérer comme vraie et certaine que la part idéale, supra-sensible ou intelligible de cette réalité, celle sur laquelle il peut exercer son pouvoir de raison et en disposer selon son bon vouloir. Mais dans ces conditions, « c'est la vie même en sa luxuriance inquiétante qui est refusée ; c'est la vie qui est condamnée comme mauvaise, comme ne devant pas être telle qu'elle est, et qu'il s'agit de corriger ou d'améliorer, de réduire à du bien connu et à du saisissable ; c'est tout ce qui trouble en sa profondeur inaccessible qu'il faut écarter » (p. 7). Et c'est bien cet excès de sens, ou cet acharnement à donner du sens à la vie, que dénonce Nietzsche tant dans la tradition philosophique que dans le christianisme et dans la science moderne. Mais, comme le montre très bien l'A., cette dénonciation ne s'accompagne à aucun moment d'une régression dans le non-sens ou d'une exaltation de l'irrationnel mais plutôt d'une quête d'un « gai savoir », celui qui permettra l'exercice d'une « raison restaurée ». Par opposition à la raison dévoyée ou « décadente » qui réduit la distance qui la sépare de la réalité en niant à celle-ci tout ce qu'elle n'est pas en mesure d'appréhender, la « raison restaurée » acquiesce au contraire dans un grand oui au tumulte dionysiaque de l'univers. Et ce « dire-oui implique avec lui un « savoir », une connaissance, une intelligibilité des choses, mais un savoir « gai » parce qu'il ne ramène pas à soi le monde ; il tente non de se l'approprier dans les rets de l' entendement, mais de le désigner comme autre ; il en chante la plénitude et l'exubérance, il en dit la beauté car il ne cherche pas d'abord la condamnation et la dénonciation qui replient l'homme sur une attitude agressive et peureuse » (pp. 11-12). Ainsi c'est dans l'accueil même de cette différence que l'homme découvre ce qui fait vraiment sens, et non dans la dénonciation permanente.
L'A. de cet ouvrage poursuit en esquissant ce qui apparaît rapidement comme bien plus qu'un simple rapprochement accidentel dans l'œuvre de Nietzsche entre science et religion : loin de n'être qu'un substitut de la religion, la science trouve en celle-ci sa matrice et prolonge, à son image, la « volonté de vérité à tout prix » ou encore la « volonté de croyance ». Ces expressions servent à exprimer un primat excessif accordé à la « volonté » ou au « à tout prix » au point de travestir la réalité afin que celle-ci corresponde aux exigences de l'entendement. En ce sens, la science puise dans la religion ses conditions de possibilité et de naissance : « elle découle d'une morale, d'une volonté de ne pas se laisser tromper et du désir d'améliorer la condition humaine, mais cette morale puise sa force incoercible dans une métaphysique et finalement dans une religion qui tient que rien ne vaut plus que la vérité, que seule la vérité vaut, ou que toute autre valeur vaut d'être sacrifiée sur son autel […] le postulat religieux de la science s'identifie à la croyance que la vérité est divine, et donc qu'elle est valeur absolue et inconditionnelle » (p. 24); en outre, « non seulement les religions suscitent une soif de percer le mystère des choses, mais elles tournent aussi le regard du côté de l'homme même pour le rendre « intéressant » à lui-même, autre condition, souvent méconnue de la recherche scientifique » (p. 27). Mais Nietzsche ne se contente pas de dévoiler ainsi l'identité d'intention qui anime au même titre tant la science que la religion puisqu'il met également à jour la parenté paradoxale mais inéluctable qui les lie au même destin nihiliste. En effet, « le regard superficiel du moderne qui se croit spontanément « émancipé » n'aperçoit pas que, sous des dehors fort différents, la science s'alimente aux mêmes sources et s'entretient de la même volonté faible qui, ne supportant pas le monde en son caractère abyssal, a besoin de le corriger, de l'amender, de le ramener à du bien connu » (p. 28). Incapable de dire-oui, la science est à son tour rongée par le dire-non de la volonté faible. Et face à l'impossible atteinte de la vérité ultime, elle « se transforme en quête indéfinie et voulue pour elle-même de l'incertitude » (p. 29).
Il va de soi que Nietzsche souhaite la disparition d'une telle figure rationaliste malade. Mais, comme y insiste fortement l'A., cette disparition n'a pas pour corollaire l'abolition du savoir ou de la raison comme telle : « la philosophie (ou la raison) n'est ni identifiée purement et simplement au rationalisme de l'égarement […] ni moins encore confondue avec un état primitif ou transitoire de l'humanité » (p. 35). En outre, le dire-oui, l'accueil sans réserve de « l'inquiétante étrangeté » de la réalité, s'accompagne chez Nietzsche d'un rappel pressant de la finitude humaine, et donc du savoir humain, qui l'oblige à faire taire son arrogance de se vouloir mesure de toute chose et à accepter la part subjective propre à toute connaissance. « Ce faisant, Nietzsche n'ébranle les bases intellectuelles (et affectives) du scientisme que pour restaurer les conditions d'une science consciente de ses limites et détournée de son hybris moderne qui tient dans une volonté d'appropriation démentielle de la nature » (p. 47). Ce qui, selon l'A., inscrit dans une certaine mesure sa philosophie dans la postérité kantienne. Mais la particularité de l'épistémologie nietzschéenne réside dans le fait qu'il est le premier à poser la question du désir de connaître ou de comprendre, ou encore de la volonté de savoir qui reste le présupposé de toute connaissance. Dès lors, « la connaissance est moins la recherche d'une adéquation qu'une œuvre de justice, un jugement porté en fonction de ce que l'on a apprécié, un geste impérial qui imprime sa marque à une phénoménalité chaotique […], la connaissance impose un sens à partir d'une volonté qui le veut, mais qui admet aussi sa particularité, voire son arbitraire » (p. 48). Dans la foulée, l'A. mentionne combien des penseurs tels que Weber et Habermas, qui ont vulgarisé ces thèses, sont redevables d'un héritage nietzschéen plus manifeste que généralement admis. Mais dans le chef de Nietzsche, cette réduction, aussi drastique soit-elle, de la raison à sa dimension perspectiviste, voire à son aspect utilitaire, n'a d'autre but que de l'ouvrir « à un rapport dionysien, affirmateur, non, possessif ni calculateur au monde, [et donc de] suggérer une autre façon raisonnable de se situer dans la vie » (p. 48). La position nietzschéenne quant au statut de la raison apparaît en conséquence bien plus nuancée que de nombreux commentaires ne le laissent transparaître.
Transposer sur le plan politique, le discours nietzschéen de la différence, du maintien de la distance et de la distinction contre toute forme d'égalitarisme et de familiarité complaisante prend la forme d'une défense des valeurs d'aristocratie, de noblesse, d'inégalité et de hiérarchie. Certes, à ce niveau, le vocabulaire ambigu et le propos délibérément scandaleux de Nietzsche ouvre la voie à une interprétation qui fait outrageusement signe vers une exaltation du règne de la force et de la barbarie, à contresens précisément de son intention profonde. L'A. rapporte à ce sujet « que si Nietzsche critique en effet la volonté toute moderne de ne pas vouloir voir la nature de la vie et de nier ses aspects horribles et effrayants pour se complaire dans une conception optimiste et aimable, il n'oublie pas pour autant que toute civilisation s'instaure par une rude épreuve, la mise en place de la « moralité des mœurs » et l'imposition de la loi » (p. 55). Il faut dès lors comprendre le droit dans la perspective de cette mise en forme du chaos invivable de la nature brute sans en méconnaître les exigences fondamentales à toute vie mais bien en cherchant en celles-ci « les conditions de créativité et de vitalité de toute société humaine » (p. 56). Les deux notions qui informent le droit tel que l'entend Nietzsche dans sa composante noble sont celles de la promesse et de la responsabilité, L'obligation de la promesse à laquelle l'être humain se lie et le « se tenir soi-même » comme responsable envers qui est capable de réciprocité ouvre un espace intersubjectif de respect et de créativité duquel sont exclus la vengeance et le désir de ramener l'autre à soi. Respect de la distance, voilà ce qui distingue le droit noble selon Nietzsche ; et c'est là où échoue justement le droit moderne dans sa poursuite égalitariste irrespectueuse de la différence. Il ne saurait toutefois être question, prévient l'A., de ranger Nietzsche parmi les spécialistes du droit car il ne propose, à proprement parler, aucun système de remplacement au droit moderne. En revanche, en éducateur avisé, il cherche à transformer les volontés non pas en substituant un modèle juridique à un autre mais en dénonçant les tares du droit actuel afin de les motiver à vouloir autre chose : « Il s'agit d'inspirer à une volonté décadente le désir de se métamorphoser assez pour sortir des systèmes égalitaristes, niveleurs et destructeurs, pour entrer peu à peu dans une autre perspective, respectueuse de la distance, de la hiérarchie sans laquelle il n'est pas de créativité » (p, 63). Et celui qui chercherait à identifier cet appel à la noblesse avec un quelconque système juridique donné ne saurait être plus éloigné du propos nietzschéen. Nietzsche est par excellence le penseur de la vigilance vis-à-vis des dérives réactives et oublieuses des exigences vitales de la créativité qu'il perçoit dans le droit moderne. Ainsi, sa critique à l'égard de celui-ci doit être entendue « non pas pour favoriser la nostalgie de régimes abolis, mais pour éviter à nos sociétés l'affaissement et le nivellement, sources de violences bien visibles » (p. 65).
C'est la même vigilance qui pousse Nietzsche à se mesurer au christianisme, combat qui dévoile la portée véritable de toute son entreprise : « faire pièce à une religion morbide et à une appropriation peureuse du divin pour ouvrir la voie à une affirmation triomphante, non pas de l'étant […], mais du monde en sa profondeur chaotique et proprement divine ; la pourchasser parce que, cette religion ayant éduqué l'Européen, elle reste active sous des formes aussi diverses que le scientisme, l'idéologie du progrès, le socialisme, et même l'athéisme dans la mesure où il reste lié à la 'volonté de vérité à tout prix' » (p. 73). Déjà dans sa formulation paulinienne, le message de Jésus perd sa vérité propre, sa liberté de dire oui et d'accueillir sans réticence la vie immédiatement accessible à chacun. La culpabilité se substitue à l'acceptation, la vengeance au pardon ; et alors s'instaure l'obligation d'une vie de renoncement et d'obéissance pour se rendre digne de la vie éternelle. La création d'un Dieu miséricordieux, dont on connaîtrait les chemins et la volonté, est une invention de la volonté faible, incapable de laisser être ce qui est, dans sa différence abyssale. C'est ce Dieu devenu familier, proche, et donc indistinct, que Nietzsche souhaite voir restauré dans son éloignement «pudique», hors de la captation chrétienne qui est, à ses yeux, la source véritable de l'athéisme moderne. Ainsi, la « mort de Dieu » n'a de sens que par rapport à la renaissance du divin sous la forme du dionysiaque ; elle n'a de sens que si elle s'accompagne « d'une affirmation renouvelée du réel en son fond, sans fond raisonnable (donc divin), qui ne soit ni captatrice de ce fond en un dogme ou une morale ou en le ramenant à une quelconque finalité, ni consolatrice ou rédemptrice par rapport à l'errance humaine, ni justificatrice du mal ou du négatif du devenir » (pp. 81-82). C'est une plus grande piété, une piété respectueuse de l'insondable vérité du monde, qui écarte Nietzsche du christianisme et le pousse à s'y mesurer. En fin de compte, la dimension éminemment spirituelle que l'A. met en évidence dans la pensée nietzschéenne s'avère proche de l'expérience mystique en ceci qu'elle « culmine […], par-delà le refus d'un sens unique conféré au monde, dans l'affirmation de l'abîme du monde, dans l'acceptation de la pluralité irréductible à l'une des forces qui le constituent, dans la volonté de revivre l'écartèlement dionysiaque du fini par rapport à l'exubérance de la vie » (p. 82) et, comme telle, elle joue un rôle essentiel dans l'intelligence complète du projet nietzschéen.
Tout l'effort de P. Valadier consiste à mettre en garde le lecteur trop pressé qui, sous prétexte d'avoir déjà entendu parler de Nietzsche, se dispense de la confrontation risquée mais bienfaisante avec cette pensée qui ne se livre jamais facilement, et certainement pas au vulgaire « tard venu ». Laisser à d'autres le soin de nous devancer dans sa lecture, il n'est pas de moyen plus immédiat pour en mal comprendre le sens. Car, pensée qui se refuse de céder à la tentation du système clos et dogmatique, elle échappe du même coup à la tentative de classification de ceux-là mêmes « qui se divertissent ainsi à reconstruire une philosophie à leur mesure » (p. 61). En outre, le grand mérite de cet ouvrage est de révéler un Nietzsche conséquent et cohérent sinon dans ses propos (délibérément paradoxaux et ouverts à une profusion de sens), au moins dans son projet. Nietzsche y est en effet dépeint comme un penseur extrêmement rigoureux, bien qu'impitoyable, dans son analyse des dérives d'une raison trop sûre d'elle-même mais condamnée à ne jamais atteindre que ses propres constructions. Enfin, l'A. met le doigt sur une dimension essentielle mais trop souvent passée inaperçue en philosophie, celle de l'expérience personnelle ou existentielle qui doit précéder et nourrir toute prétention réflexive de la pensée sur elle-même. Ce qu'indique très clairement l'essai qui clôt cet ouvrage et qui est consacré à la doctrine de l'éternel retour, doctrine qui provient d'une révélation : « toute tentative de ramener cette expérience à une formule, à une thèse, à un énoncé risque bien de passer à côté de l'essentiel, qui échappe sans doute à toute formulation spéculative prétendant l'enfermer dans les rets du langage » (p. 86). Et plus loin : « Comment le lecteur qui n'accepterait pas pour lui-même de revivre une expérience analogue accéderait-il au sens de la doctrine ? » (p. 87).


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