Editions BEAUCHESNE

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TH n°044 L'ABBÉ MARET

TH n°044 L\'ABBÉ MARET

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Date d'ajout : mardi 23 mai 2017

par Claude BRESSOLETTE

ROMANTISME ET RELIGION, octobre 1978, P.U.F.


HISTOIRE ET PHILOSOPHIE DU DOGME DANS L'APOLOGÉTIQUE DE MARET
Dans l'effort apologétique qui caractérise le mouvement de la théologie en France à l’époque du Romantisme [Cf. Hocédez, Histoire de la théologie au XIXe siècle, t. I, p. 22-23.], l'abbé Maret [Rappelons seulement quelques dates de sa biographie écrite par G. Bazin, Vie de Mgr Maret, évêque de Sura, archevêque de Lépante. Paris, Berche et Tralin, 1891, 3 vol. Henry-Louis-Charles Maret est né à Meyrueis, en Lozère, le 20 avril 1805. Il est ordonné prêtre le 6 juin 1830, à Paris, après des études aux séminaires de Saint-Nicolas-du-Chardonnet, d'Issy et de Saint-Sulpice. Vicaire à Saint-Philippe-du-Roule en 1832, il est nommé professeur de dogme à la Faculté de théologie de la Sorbonne le 1er mars 1841. Il devient doyen le 7 novembre 1853. Promu évêque de Vannes par Napoléon III le 25 mai 1860, il se verra refuser l'institution canonique par Pie IX. Finalement, le 22 juillet 1861, il est préconisé évêque in partibus de Sura et entre au chapitre de Saint-Denys, dont il deviendra Primicier le 25 septembre 1873. Archevêque de Lépante le 25 septembre 1882, il meurt à la Sorbonne le 16 juin 1884.] a l'ambition de prendre sa place et de venir à sen heure [Cf. C. Bressolette, L'abbé Maret, le combat d'un théologien pour une démocratie chrétienne, 1830-1851. Paris, Beauchesne, 1977, p. 284 et suivantes. Nous donnerons désormais la référence abrégée : L'abbé Maret ...]. Dès sa sortie du séminaire, en 1830, il s'était tracé un programme encyclopédique de lectures et d'études, poursuivant sen grand objet : « la défense de la foi, son accord avec la science et la direction à donner à la controverse religieuse » [Cf. ibidem, p. 95 et précédemment, p. 74 et suivantes.]. Revenu à Paris après la suspension de l'Avenir, pour lequel il avait fait de la propagande dans sa province natale, il fréquente, les bibliothèques et les cours de Sorbonne ou du Collège de France. Quelque dix ans de travaux aboutissent à l'ouvrage qui le fait connaître du public, lorsqu'il paraît au début de janvier 1840 : Essai sur le panthéisme dans les sociétés modernes. Quatre ans plus tard, ce premier livre est complété par un deuxième, dont le titre révèle bien le propos: Théodicée chrétienne ou comparaison de la notion chrétienne avec la notion rationaliste de Dieu [La Théodicée chrétienne... reproduit un cours donné l'année précédente à la Faculté de théologie, où le succès de l'Essai... avait fait nommer l'abbé Maret. En effet, l'Essai sur le panthéisme avait eu une 2e édition complétée dès novembre 1840 ; une troisième paraîtra en 1845. La Théodicée sera corrigée dans la seconde édition de 1849.].
Ces deux ouvrages, que l'auteur lui-même ne dissocie pas, font connaître l'objectif, l'esprit, la méthode de l'apologétique telle que la comprend l'abbé Maret en ce milieu du XIXe siècle. Mais, pour avoir une vue globale des thèmes que l'apologiste aborde à ce moment-là, il importe de tenir compte également des brochures eu articles qu'il publie quelques mois après la 1re édition de la Théodicée chrétienne. Devenu rédacteur au Correspondant en juin 1844, Maret donne à cette revue deux articles : « L'Église et la société laïque » le 25 janvier 1845, et « la religion et la philosophie. Les philosophes et le clergé » le 25 avril suivant. Ces deux articles paraissent aussitôt se us forme de brochures, le premier étant du reste suivi par le texte d'un discours prononcé à la Sorbonne le 19 décembre 1844 « sur les attaques dirigées contre l'Église ». L'Université, l'État, l'Église étaient alors en pleine querelle sur la question de l'enseignement secondaire [ Cf. L'abbé Maret… , p. 262 et suivantes.], et les circonstances exigeaient une prise de position de la part d'un homme qui se trouvait, par sa fonction et son statut, au cœur du conflit, même si celui-ci ne portait pas alors directement sur l'enseignement supérieur : prêtre, l'abbé Maret avait été présenté par l'archevêque de Paris au ministre de l'Instruction publique qui l'avait nommé professeur de dogme dans une Faculté d'État [Sur tout ce problème, voir L'Abbé Maret..., chapitre II, p. 103-165.]. Cependant, une telle situation en pleine Sorbonne universitaire au service d'une tâche d'Église, n'est pas sans avantage, si elle est délicate : elle donne une expérience des hommes, elle éveille une sensibilité à certaines questions, elle oblige à tenir compte d'autres peints de vue que les siens, et tout cela ne manque pas de marquer le dessein et le style d'une apologétique. Sans doute les controverses font-elles évoluer l'abbé Maret dans certaines de ses positions philosophiques ou théologiques. Mais il apparaît qu'en ces années 1840-45 les orientations fondamentales sont prises, et que notre apologiste y restera fidèle [Après le Coup d'État du 2 décembre, Maret réétudie dans ses cours les problèmes sur la révélation, la raison, etc. qu'il avait abordés à partir de 1841 dans un premier cycle de leçons. Ces nouvelles études paraîtront en 1856 dans un volume intitulé Philosophie et religion. Dignité de la raison humaine et nécessité de la révélation divine. C'est le premier tome d'un grand ouvrage apologétique en plusieurs volumes, qui, en fait, ne virent pas le jour. Signalons le dernier écrit de Maret, paru quelques mois avant sa mort, en 1884, dernière preuve de sa persévérance : La vérité catholique et la paix religieuse, appel à la raison de la France.].
ENJEU GLOBAL: L'AVENIR DU CHRISTIANISME ET DE L'EGLISE
Si Maret se donne comme objectif, à la suite de ses devanciers, la défense de la foi chrétienne, il perçoit parfaitement ce que les circonstances historiques imposent. Avec la Révolution a commencé une ère nouvelle [L'Ère nouvelle, c'est justement le titre du journal qu'au lendemain de février 1848 Maret fonde avec Lacordaire et Ozanam ; il en devient directeur du 2 septembre 1848 au 5 avril 1849.] et la chute de la Restauration, alors que le jeune Henry Maret vient d'être ordonné prêtre, le convainc, par la force des faits, qu'en ne saurait revenir à l'Ancien Régime : la charte de la Monarchie de Juillet marque un nouveau progrès de la liberté, dans l'ordre civil, et du droit des peuples, dans l'ordre politique. Ce sont justement les principes sur lesquels s'édifie un monde nouveau. Quels sont et quels seront la place et le rôle de l'Église dans son avènement et son développement ? Plus fondamentalement, s'il est vrai que la Révolution est l'aboutissement de la philosophie des lumières, le nouvel ordre social et politique, né d'elle, peut-il attendre quelque chose du christianisme quand son origine ne lui doit rien ?
Pour les apologistes du moment, il s'agit de défendre les vérités de la foi chrétienne contre les attaques des philosophes au moment où l'Église, plus que jamais, est contestée voire récusée dans son rôle politique et social. La fin des dogmes du christianisme, que l'en annonce, aussi la fin de l'Église qui en est l'expression et le support social. Le christianisme et l'Église catholique pourront-ils relever ce défi, dent en mesure l'enjeu ?
L'abbé Maret a une claire conscience que la question pesée est globale et qu'elle touche à te us les niveaux, depuis celui des doctrines et des idées jusqu'à celui des réalités sociales et des faits politiques. C'est à vrai dire un problème de civilisation, au sens où les maîtres de l'époque tels qu'un Guizot ou un Cousin comprennent ce mot [Cf. L'abbé Maret..., p. 393 et suivantes. Beaucoup d'auteurs s'accordent à penser que les « idées passent dans les faits », qu'elles engendrent les faits et que ceux-ci les traduisent. Elles imprègnent les sentiments, les mœurs, les lois, les institutions, les arts, etc. Cf. p. 432 et suivantes.]. Pour Maret, justement, « le christianisme est à la fois une philosophie, un fait historique, un code de morale, une institution sociale » et il faut l'envisager sous tous ces rapports [Essai sur le panthéisme, p. 263 (1840, édition Debécourt).]. Ainsi considéré dans sa totalité, le christianisme a engendré au cours des siècles, en Europe occidentale, la civilisation chrétienne. Tout est lié, et il n'est pas étonnant qu'au moment où, dans sa Théodicée, le professeur de Sorbonne défend la notion chrétienne de Dieu centre les théories rationalistes, il s'efforce de répondre, dans un discours, aux accusations lancées centre l'Église : non seulement elle ne marche plus à la tête de l'humanité, mais encore elle est un obstacle au progrès par son intolérance et son « illibéralisme » (sic) [Discours prononcé le 19 décembre 1844 sur les « attaques dirigées contre l'Église ».].
C'est une idée communément admise, du reste, que l'unité des croyances engendre la cohésion sociale. Le scepticisme dissout la société, et l'athéisme produit l'anarchie. Maret évoque toujours ces deux spectres avec horreur, et sur ce peint il reste disciple de Lamennais. C'est la religion qui « lie et qui rallie » écrit le baron d'Eckstein, directeur du Catholique [Cf. t. V, n° 13, janvier 1827, « Des doctrines religieuses du parti libéral ». Cité dans L'Abbé Maret… , p. 433 et suivantes.], et bien d'autres pensent qu'elle est la base de la société. Si donc le christianisme est dépassé et l'Église catholique déchue de sa fonction sociale, le problème se pose d'une nouvelle forme religieuse capable d'engendrer et de maintenir la nouvelle société. Dans la perspective de l'utopie, Saint-Simon soulève avec force la question d'un nouveau pouvoir spirituel, et n'hésite pas, dans le nouveau christianisme qu'il envisage, à confier le sacerdoce aux artistes [Cf. P. Bénichou, Le temps des prophètes, chapitre VII, p. 248-250.]. Disciple dissident, Pierre Leroux proclame que la vraie philosophie est religion, au sens « d'un idéal vécu profondément, d'une voie de salut et de régénération » et il s'efforce d'assumer l'héritage du déisme en y ajoutant des valeurs de communion et de participation à une destinée collective de l'humanité [Cf. ibidem, p. 350-351.]. Aux yeux de Maret, ce représentant de « l'école » ou du « progressisme » humanitaire avec le Lamennais de l'Esquisse d'une philosophie, est un adversaire à combattre, précisément parce qu'il prétend substituer sa doctrine à la religion chrétienne. L'autre adversaire, c'est l'éclectisme et il est peut-être plus dangereux dans la mesure où il paraît respectueux de la religion chrétienne, qui sera toujours nécessaire aux masses, alors que la philosophie est réservée à l'élite ; à la différence de l'école humanitaire [Comme le note justement P. Bénichou, p. 350 de l'ouvrage cité.], l'école éclectique distingue la religion de la philosophie, et espère, comme philosophie, succéder, avec le temps, au christianisme. Maret démasque cette ambition pas toujours avouée, qui se découvre dans la revendication d'un « ministère spirituel » exposée par Saisset, un disciple de Cousin [Cf. L'Abbé Maret..., p. 302 et suivantes.]. S'opposer au monopole universitaire dont bénéficie le « régiment » de professeurs que Victor Cousin veut constituer peur enseigner la philosophie dans les lycées, c'est en définitive combattre l'envahissement progressif d'une philosophie et d'une morale, certes spiritualistes, mais rationalistes en leur fond et donc opposées à la foi chrétienne. Dans le combat des doctrines se joue la fonction sociale de ceux qui les enseignent, et Maret en est bien conscient, comme cela ressert de ses articles du Correspondant.
En ces années 1840, donc, deux écoles philosophiques prétendent prendre la relève du christianisme dans la société : les éclectiques surtout, les humanitaires d'autre part. Un point commun les unit : le refus de la révélation surnaturelle, et ce refus définit, chez Maret, le rationalisme.
DOUBLE OBJECTIF : COMBATTRE LE RATIONALISME, OPÉRER LA CONCILIATION
Pour atteindre ses objectifs, l'apologiste met en œuvre une stratégie à double face, négative et positive, si l'on peut dire : il faut dénoncer l'erreur, il faut aussi proposer la vérité [L'Essai sur le panthéisme est principalement une critique de l'erreur multiforme du siècle, à laquelle s'oppose, au chapitre VII, la vérité du catholicisme. Dans la Théodicée chrétienne, la réfutation des erreurs se présente au chapitre XVII comme la « contre-épreuve » de la vérité chrétienne exposée précédemment.].
La question de Dieu est celle dent la solution « ébranle ou consolide le monde moral » et par conséquent, la société, puisque les croyances en assurent la cohésion. Or la grande aberration dont Maret accuse sen siècle est le panthéisme, « doctrine qui s'est fait une langue peur tout expliquer » et qui consiste dans l'affirmation de l'unité de substance, de la confusion de Dieu et du monde, avec comme corollaire une notion mobile et changeante de la vérité. Ses contemporains sont conduits à cette erreur par deux voies : la négation de la création ou la négation de la révélation divine [Préface de l'Essai sur le panthéisme. Nous y empruntons ces citations. Maret a pu trouver cette idée du panthéisme, « hérésie » du XIXe siècle chez le baron d'Eckstein, chez Buchez et surtout chez Bautain.]. Tous les systèmes philosophiques, toutes les philosophies de l'histoire sont donc passés au crible et il n'en est pas, en dehors du christianisme, qui ne vérifie l'un ou l'autre critère qui autorise à diagnostiquer le panthéisme.
Juger toutes les doctrines en fonction du dogme de la création et des trois seules erreurs qui peuvent lui être opposées - l'athéisme qui nie l'infini, le panthéisme qui nie le fini, le dualisme qui admet deux principes éternels est un procédé ancien de l'apologétique : une erreur sur l'origine des choses entraîne nécessairement l'erreur sur tout le reste [Cf. L'Abbé Maret..., p. 295 et suivantes.]. Attentif au mouvement des esprits et aux besoins de son temps, Maret constate que le panthéisme qui domine à un moment donné peut être relayé par le déisme qui transparaît dans tel eu tel ouvrage. Peu importe finalement « l'idée-mère » qui est au principe de ces systèmes ainsi classés selon des catégories métaphysiques. Car ils s'accordent tous sur l'autre négation, qu'il suffit de dénoncer, celle du « surnaturel », qui implique toutes les questions du siècle. Or, qu'ils se rattachent au panthéisme, ce qui est vrai de la plupart, ou qu'ils fassent revivre le déisme, comme il arrive parfois, tous les systèmes sent rationalistes. Telle est l'immense erreur à laquelle est affronté le christianisme, erreur d'autant plus funeste qu'elle lui dispute l'avenir de la civilisation.
Maret n'ignore pas la valeur d'arguments que le traditionalisme tente d'opposer aux doctrines élaborées par la raison individuelle laissée à sa libre recherche. Des observateurs contemporains décèlent dans ses ouvrages les thèses qu'il emprunte à Maistre, Bonald, Lamennais. Il l'avoue du reste, persuadé que la démonstration catholique a tout à gagner dans une sorte d'éclectisme théologique où les traditions augustinienne et thomiste s'allient aux doctrines illustrées par Bossuet eu Malebranche et finalement aux derniers apports des philosophes catholiques du XIXe siècle. C'est pourquoi, s'inspirant de l'œuvre des apologistes aux grands siècles théologiques - par exemple un Origène à l'époque patristique, un Anselme ou un Thomas d'Aquin au Moyen Age, un Bossuet au XVIIe siècle - Maret a l'ambition de constituer une « science catholique » qui, selon sen expression, « approprie » à la foi chrétienne toutes les acquisitions de l'esprit humain à un moment donné de l'histoire. Loin de rejeter en bloc les recherches et les doctrines du siècle, il importe de discerner ce qu'il y a de vrai et de bon dans ces entreprises de la pensée contemporaine. Ainsi comprise, l'apologétique de Maret se veut « conciliation » - « mot qui contient l'avenir » - à tous les niveaux : conciliation de la raison et de la foi ou de la science et de la foi, de la religion et de la philosophie, de l'Église et de la liberté, du catholicisme et de la démocratie, du christianisme et des progrès de l'humanité [Cf. L'Abbé Maret..., p. 520 et suivantes. Dès ses premiers projets Maret s'est donné la conciliation pour tâche ; il y revient sans cesse dans ses cours, ses livres, ses articles. Il en fait le programme de l'Ère nouvelle: cf. le numéro 181, du 16 octobre 1848.].
Conciliation ne signifie pas compromission. L'abbé Maret respecte les personnes ; ses adversaires, éclectiques notamment, sont ses collègues à la Sorbonne. Ce respect et cette modération sont une caractéristique de l'attitude constante de Maret, reconnue par tous. Mais cela ne l'empêche pas de combattre les idées, quand il les juge fausses et dangereuses, quitte à accepter dans les systèmes adverses ce qu'ils ont de juste. Cette volonté de conciliation l'oblige à chercher, non sans risques et tentations, une voie médiane entre les traditionalistes et les rationalistes. Il sait la difficulté de sa position, mais il s'obstine dans son projet, quelles que soient les maladresses, les incohérences, les obscurités dont peuvent témoigner ses premiers écrits, qu'il lui arrive de corriger ou de compléter. Il s'agit donc d'éviter deux excès contraires : le « supernaturalisme exclusif » d'une part, le rationalisme et le sécularisme d'autre part [Maret perçoit parfaitement les extrêmes successifs dans lesquels est tombé Lamennais : « Le premier système philosophique de M. de Lamennais tendait à absorber la raison dans la foi, l'homme dans le prêtre, la liberté dans l'autorité, l'État dans l'Église, l'ordre naturel dans l'ordre surnaturel. Par une réaction trop ordinaire à un esprit excessif et qui n'a jamais connu de mesure, après sa défection, tous ses efforts tendirent à démontrer l'impossibilité, la contradiction de cet ordre surnaturel, qu'il avait paru d'abord seul concevoir, seul admettre. Il a réuni toutes les forces de son esprit révolté contre l'autorité sainte de la foi pour renverser les bases de l'ordre surnaturel, sachant bien qu'il sapait par là tous les fondements de l'Église… Ramener la révélation surnaturelle aux lois, aux conditions mêmes du développement naturel de l'intelligence, tel est son but... ». Cf. Le Correspondant du 25 avril 1846, « le Néochristianisme de M. de Lamennais et sa traduction des Évangiles ». Maret doit à sa formation théologique classique à Saint-Sulpice, d'être soucieux de la distinction des ordres naturel et surnaturel.]. Les traditionalistes ne voient de salut que dans la découverte des faits de tradition qui attestent la révélation divine, et ils prônent plus eu moins ouvertement le retour de la théocratie cléricale ; contre eux, il faut donc montrer la valeur, la dignité, les droits de la raison humaine comme l'autonomie légitime et les progrès de la société laïque. Les rationalistes veulent construire une philosophie séparée de la foi et une société sans Église ; centre eux, également, il importe de prouver la supériorité de la « philosophie » chrétienne par rapport aux variations et aux erreurs des systèmes philosophiques, aussi bien que le rôle indispensable du christianisme et de l'Église dans les progrès de la civilisation. L'avenir, pense Maret, est à l'alliance de la société et de l'Église, de la philosophie et de la théologie : dans la liberté, les deux premières sont appelées à se rendre des services mutuels ; dans la différence de leurs principes et de leurs méthodes, les deux secondes sont dans un rapport d'indépendance et de subordination réciproques (23) [Cf. L'Abbé Maret..., les chapitres IV, V, VI, spécialement les p. 448-449, et 374- 380.]. Cette double alliance est la visée fondamentale de la conciliation.
MÉTHODE COMPLEXE : HISTOIRE ET PHILOSOPHIE DU DOGME
Il est normal, toutefois, qu’entrant dans la carrière apologétique, l'abbé Maret se soit d'abord occupé des adversaires du christianisme que combattent ses deux premiers ouvrages. Leur parution l'entraîne alors dans des polémiques avec des chrétiens traditionalistes, qui contestent la validité et l'efficacité de la méthode qu'il propose au point de soupçonner la conciliation de n'être qu'une concession dangereuse au rationalisme [Cf. L'Abbé Maret..., chapitre V. Bonnetty ira jusqu'à retourner contre Maret l'accusation de « panthéisme », cf. p. 344.].
Quelle est cette méthode que l'apologiste décrit et pratique dans la Théodicée chrétienne, parue en 1844, et qu'il défend dans la seconde édition de 1849 ? [Cf. surtout les chapitres 1 et IV de la Théodicée, et les p. VIII-IX de la préface de la 2e édition.]
On le sait assez, écrit Maret, cette méthode « n'a d'autre but que de combattre le rationalisme sur son terrain, pour le désarmer et le vaincre ». Elle se réduit « à l'exposé successif de l'histoire et de la philosophie du dogme ». Pour commenter le résumé clair et succinct qu'il donne, il convient d'abord de rappeler que Maret veut à la fois dénoncer l'erreur et exposer la vérité ; ensuite il faut se garder de limiter cette « histoire » et cette « philosophie » du dogme au seul plan des doctrines, puisque le christianisme est en même temps philosophie, fait, morale, institution, société.
Les diverses écoles rationalistes, éclectiques, humanitaires, progressistes eu autres ont multiplié les hypothèses historiques sur l'origine du christianisme : il se présenterait comme l'héritage mêlé de l'Orient, de la Grèce et de Rome, et, dans la suite des générations, il serait fait d'emprunts continuels aux doctrines philosophiques et aux mystiques religieuses. Puisque tel est le fond d'une argumentation aux variations multiples, « l'histoire du dogme a pour but de montrer par les faits et les témoignages que l'origine du dogme ne se trouve pas dans la raison humaine, affaiblie et insuffisante peur conduire l'homme à ses fins, mais bien dans la révélation surnaturelle et positive. Suivant le dogme dans sa course à travers les siècles, cette méthode établit qu'il n'est pas un emprunt fait aux traditions antiques, eu à la spéculation philosophique, ni un assemblage d'éléments hétérogènes ; mais que, toujours un, immuable, constant avec lui-même, il se montre infiniment supérieur aux systèmes hérétiques eu philosophiques qui ont voulu le combattre et l'abolir. Cette méthode enfin s'efforce de prouver que les formules employées par l'Église pour fixer le dogme sont l'expression la plus haute et la plus pure de ces vérités divines ».
Le succès de cette méthode historique en cette triple tâche ici assignée dépend évidemment d'un présupposé de l'apologétique traditionnelle : la divinité du christianisme se reconnaît aux caractères d'unité et d'immuabilité, sceau du divin, qui marquent sa doctrine. Le mérite de l'abbé Maret, sensible aux recherches historiques de l'érudition allemande - qui l'éblouira lors de sen voyage à Munich en 1840-41 - est d'accéder sa véritable importance à l'histoire, fort négligée dans la formation théologique donnée au séminaire. Il ne suffit pas de citer les hérésies qui se sont produites au cours des âges par opposition au dogme ; il est plus important de saisir la logique des erreurs, comme il y a une logique dans le développement du dogme. En un temps où l'éclectisme a favorisé l'étude de l'histoire des doctrines philosophiques, ,la théologie ne peut se contenter d'apparaître comme une sorte de système intemporel. Même s'il n'a pas le génie d'un Newman, qui compose alors son Essai sur le développement de la doctrine chrétienne, et s'il s'en tient, un peu comme le jésuite Perrone du Collège romain, à une évolution par déduction logique des vérités dogmatiques les unes par rapport aux autres, Maret a l'avantage d'être sensible à une requête des esprits de son temps et de proposer un approfondissement de la recherche théologique.
D'autre part, et c'est un autre intérêt de l'histoire du dogme que Maret ne signale pas dans sen texte mais qui apparaît ailleurs, il importe d'opposer une interprétation chrétienne de l'histoire à toutes les philosophies de l'histoire qui foisonnent auteur des années 1830 : doctrines de la perfectibilité et du progrès, introduction, en France, par Quinet et Michelet, des œuvres de Herder et de Vico, sans compter la traduction de l'ouvrage de Lessing sur l'Éducation du genre humain. Lecteur de Guizet, qu'il critique, de Ballanche, de Chateaubriand, de Lamartine et surtout de Buchez, qui l'influencent, Maret s'applique à prouver que seul le christianisme peut fonder une doctrine du progrès : connaissant l'origine et la fin de l'homme, il peut mesurer les progrès de l'humanité sur l'application qui est faite, au cours de l'histoire, des maximes de l'Évangile immuable. Sans un dogme fixe, il n'y a que des changements. Dans cette perspective, la Révolution française, malgré les erreurs et les crimes inhérents aux choses humaines, apparaît comme une application sociale et politique, encore qu'indirecte, de l'Évangile. De plus, la dignité de l'homme, créé à l'image de Dieu, et la liberté de la foi sont des dogmes chrétiens, qui peuvent servir de fondement théologique aux principes de l'ordre nouveau du monde civil et politique dent la Révolution marque l'avènement. L'histoire des dogmes du christianisme prouve leur fécondité dans la civilisation européenne, et ils servent de référence à unie philosophie de l'histoire où la religion chrétienne garde toutes ses chances pour l'avenir du monde moderne [Cf. L'Abbé Maret..., chapitre VI, spécialement à partir de la p. 411. C'est dans son cours sur les rapports de l'Église et de l'État, donné à la Sorbonne en 1850-51, que Maret s'applique à démontrer que les principes de l'ordre nouveau, loin d'être opposés au christianisme, peuvent être fondés dans la tradition de l'Église (ce cours EST publié chez Beauchesne).].
Dans la perspective globale de l'apologétique de Maret, l'histoire du dogme a donc pour tâche capitale de démontrer l'origine surnaturelle des dogmes chrétiens et d’en garantir l'interprétation authentique centre les interprétations et les transpositions des philosophes. Tâche capitale, puisque seule la révélation peut donner la lei véritable des progrès de l'humanité : « Le christianisme tout entier est essentiellement surnaturel, et c'est cette haute qualité qui le rend propre à purifier, à relever et à transformer la nature ; c'est cette vertu surnaturelle qui le rend l'instrument le plus actif et le plus puissant du perfectionnement humain » [Cf. « Le néochristianisme de M. de Lamennais et sa traduction des évangiles », Le Correspondant, 25 avril 1846, t. XIV, p. 177.].
Il est clair, dès lors, que cette histoire dont la portée est ainsi comprise implique une « philosophie » présentée de cette manière par le professeur de dogme : « Appuyée sur cette base historique inébranlable, la philosophie du dogme a pour but de lever les difficultés de la raison, et de présenter le dogme comme la véritable explication de Dieu, de l'homme et du monde. Notre philosophie dogmatique cherche donc à établir tous les rapports du dogme avec la raison, la science, le perfectionnement individuel et social » [Cf. le passage déjà cité de la Préface de la seconde édition de la Théodicée chrétienne, p. VIII-IX.].
Ce n'est pas sans quelque hardiesse que Maret ose conjoindre deux termes qui, peur nombre de penseurs de son temps, paraissent irrémédiablement opposés : « philosophie » et « dogme » ; car si la philosophie désigne la recherche libre et spontanée de l'esprit individuel, le dogme comporte l'obéissance à une autorité extérieure contraignante. Par cette formule apparemment provocante, Maret veut affirmer à la fois que les vérités dogmatiques, non inventées mais reçues par l'intelligence humaine, constituent un ensemble cohérent et que cette synthèse offre à la raison les réponses les plus satisfaisantes aux questions fondamentales qu'elle se pose. L'histoire donne un appui nécessaire en ce sens qu'elle permet de suivre la constitution progressive de cette synthèse au long des âges, en fonction des besoins de chaque époque, et qu'elle preuve en même temps, par la logique qu'elle manifeste, la cohérence d'une doctrine qui s'élabore avec les caractères d'unité, d'immuabilité et de perpétuité, signes irrécusables de la vérité divine.
Considérée dans sa dimension historique, la philosophie dogmatique remplit l'une des fonctions de l'apologétique, celle de défendre la doctrine révélée centre les attaques et les critères des systèmes philosophiques dent elle dénonce les variations, voire les contradictions ; l'argument que Bossuet utilisait contre les protestants est ici repris contre les philosophes. Par différence, est prouvée la nécessité des lumières de la foi pour préserver la raison humaine de ses égarements eu simplement de ses tâtonnements et de ses hésitations. Aussi doit-il apparaître que la philosophie chrétienne, assurée de progresser dans l'unité et l'invariabilité du vrai, est la seule véritable, contrairement aux prétentions de la philosophie au sens rationaliste du mot.
Mais, les leçons de l'histoire des idées une fois reçues, il importe, et c'est l'autre tâche de l'apologétique, de montrer positivement la supériorité du christianisme. Au moment où les philosophies éclectiques ou humanitaires songent à prendre la relève des « dogmes qui finissent », selon l'expression de Jouffroy, le catholicisme va-t-il se montrer capable de satisfaire les besoins des esprits et d'apporter les explications que les progrès de la société moderne appellent ? Maret est habité par la hantise du discrédit de la foi chrétienne qui, perdant elle-même tout avenir, serait désormais sans influence sur l'avenir de l'humanité. Le rêve d'une « science catholique », fermé sous l'influence menaisienne vers les années 30, se concrétise dans les efforts du professeur de Sorbonne pour répondre aux questions contemporaines dans tous les domaines : puisque rien ne doit rester étranger à la foi, la philosophie du dogme doit chercher cette conciliation avec tous les progrès en proposant une explication synthétique où les vérités révélées s'allient à tous les acquis de l'esprit humain [Cf. L'abbé Maret…, p. 361 et 368-370. On lit dans le Discours d'ouverture du nouvel amphithéâtre… , prononcé le 4 mars 1854 : « Mais il ne faut pas se contenter de défendre le dépôt de la révélation contre une science précipitée et téméraire. L'objet principal sera toujours de mettre dans tout son éclat l'admirable harmonie de la nature et de la révélation, de la foi et de la science. Et la démonstration de ces rapports suppose des connaissances très développées dans les sciences elles-mêmes », p. 23-24.].
ESPRIT ET DÉMARCHE D'UNE APOLOGÉTIQUE
Quand, en 1840, l'abbé Maret proclame que l'erreur multiforme de son siècle est le panthéisme, il stigmatise une forme de rationalisme qui s'est « fait une langue peur tout expliquer » [Préface de l'Essai sur le panthéisme, p. X-XI.]. L'influence des théories allemandes, spécialement de l'hégélianisme, sur la philosophie française, éclectique ou humanitaire, révèle l'importance du danger. Même si l'accusation est simplificatrice et trop généralisée, elle a l'intérêt de signaler l'inquiétude de l'apologiste : ne faut-il pas craindre que, dans la civilisation moderne, le rationalisme substitue sen emprise à celle du christianisme ? Car aux grandes époques, celles des Origène, des Thomas d'Aquin, des Bossuet, c'est la théologie, couronnement des sciences, qui donnait « l'explication universelle » ; elle était ainsi au cœur d'une philosophie chrétienne qui animait et inspirait la civilisation chrétienne. Maret n'oublie pas cet idéal et espère que le XIXe siècle sera l'aurore d'un nouveau « siècle théologique » [Cf. L'Abbé Maret..., p. 363-369 et 450·451.].
Mais la théologie catholique ne retrouvera sa place et son rôle que si elle s'adapte aux problématiques contemporaines et se renouvelle dans ses méthodes. Maret est sensible à trois faits qui marquent la première moitié du XIXe siècle : l'intérêt porté à l'histoire et l'essor des philosophies de l'histoire, l'ambition philosophique de la raison et les conquêtes de la science, le développement des doctrines plus ou moins utopiques qui prétendent expliquer et promouvoir le progrès de l'humanité. Il est donc indispensable que la théologie adopte une méthode à la fois historique et philosophique et ne craigne pas d'aborder les questions sociales et politiques qui engagent l'avenir.
L'histoire et la philosophie du dogme qu'il propose dans ses premiers ouvrages veulent contribuer à ce renouveau de la théologie qu'il ambitionne. La théologie reste une « science d'autorité » parce qu'elle est soumise à la parole révélée, et il appartient à l'histoire de prouver l'existence et l'originalité unique de cette autorité divine, à travers les contestations des systèmes ou les amalgames des philosophies et des mystiques au long des âges. Mais elle est aussi une « science de raison » puisqu'elle comporte tout un travail de réflexion rationnelle peur exposer, prouver, expliquer les vérités révélées et en déduire toutes les conséquences et les applications [Cf. la Théodicée chrétienne, p. 21-23 et 29-30, et L'Abbé Maret..., p. 373 et suivantes.].
La préoccupation apologétique marque sans aucun doute cette méthode.
Elle est contestée par un traditionaliste tel que Bonnetty qui redoute que l'insistance sur la philosophie du dogme ne traduise une compromission avec le rationalisme. D'autres, disciples ou amis de Maret, perçoivent l'intérêt d'une tentative pour s'adresser non pas aux déistes ou aux athées, mais à des penseurs qui « naturalisent » ou « rationalisent » la révélation chrétienne par les interprétations philosophiques qu'ils donnent de ses dogmes. L'avantage de Maret est « de se placer sur le terrain du rationalisme, là même où le rationalisme a essayé de contrefaire les mystères de la foi » et là, de s'attacher « à convaincre la raison humaine de sa propre stérilité, de sa propre impuissance » pour l'amener à reconnaître la supériorité de la doctrine révélée sur les conceptions humaines [ Expressions de Dom Gardereau, moine de Solesmes, ami de Maret. citées dans L'Abbé Maret..., p. 343.]. Confiant dans la discussion libre pour atteindre la vérité, Maret choisit donc d'abord l'argumentation rationnelle plutôt que l'appel aux preuves d'autorité et de tradition, et il est conduit à admettre ce qu'il y a de vrai dans les positions de l'interlocuteur. Même s'il lui arrive de céder à l'illusion de trop faciles victoires, son mérite, reconnu par ses adversaires, est d'avoir su, grâce à sa méthode historique et philosophique, forcer l'attention et engager le dialogue avec modération et respect pour les personnes. Cet esprit et cette démarche distinguent son apologétique de beaucoup d'autres à son époque.


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