ESPRIT ET VIE , janvier 1890

Une série de publications récentes a familiarisé les lecteurs avec la méthode de Dom Miquel, celle du groupement des textes, tirés de l'ancienne tradition monastique à la suite d'une incessante et infatigable lectio divina qui lui a permis d'accumuler un matériel étonnant par sa variété et sa richesse. Le procédé n'est pas sans rappeler les anciennes deflorationes, si populaires au haut Moyen Age, qui permettaient un enrichissement rapide de l'esprit au contact des meilleurs sources de la tradition, sans avoir à recourir à une bibliothèque trop vaste et inaccessible. Les florilèges modernes de textes répondent à la même nécessité ; il fau-drait faire preuve d'aveuglement volontaire pour ne pas reconnaître leur utilité.
Dans sa préface le P. Leclercq évoquait le Livre des étincelles de Defensor de Ligugé, aux temps mérovingiens.
Le recueil, ainsi que le dit clairement le titre, est centré sur le mot experientia, experire; le cœur du livre porte sur les deux siècles monastiques et canoniaux par excellence, mais un premier chapitre est consacré à Cassien et un ultime chapitre traite d'un témoin tardif, Nicolas Kempf.
Dom Miquel regroupe d'abord les moines noirs, en y incluant cependant saint Pierre Damien qui ne représente pas la même tradition, mais qui peut être considéré comme le précurseur du XIe siècle, Cassien étant celui du Ve. Puis l'on étudie les Cisterciens, les Victorins, les Prémontrés et les Chartreux.
Il faut un certain temps avant d'être à même d'utiliser cette collection de morceaux choisis de manière fructueuse, car les synthèses sont brèves et laconiques, et pour chaque auteur, la gamme des significations est large et peu homogène ; peut-être aurait-il été intéressant de centrer la recherche sur certains textes plus significatifs et désignant plus proprement l'expérience spirituelle ; il aurait alors été possible de les commenter moins brièvement et de les mettre en valeur; c'est le lecteur qui doit faire le travail lui-même.
Le parti choisi a été différent, sans doute pour mettre entre les mains de l'utilisateur un dossier plus large, et atteindre un maximum d'objectivité. Il appartenait à l'A. de présenter son recueil comme il le voulait et le jugeait le plus utile. Si brèves que soient les conclusions rapides de chaque section, elles orientent bien la recherche et sont d'un grand intérêt. On ne s'étonnera pas de trouver une richesse plus grande dans la tradition cistercienne et victorine sur ce point particulier. L'Avant-propos est un bon outil d'approche et donne une synthèse rapide ; il méconnaît néanmoins l'importance de la mystique du XVIe et XVIIe siècles : qu'aurait pensé Bremond et que penseront les spécialistes de la spiritualité des temps modernes en apprenant que « les mystiques du XVIe et XVIIe siècles sont des "marginaux" : religieux psychotiques, femmes illuminées, pauvres illettrés : un autre monde que celui des moines médiévaux… » (p. 22). Que le milieu soit différent de celui des moines médiévaux, certes ! mais les mystiques les plus grands des temps modernes n'ont rien de "marginal" ; ils ont leur place reconnue dans l'Église, et même parfois dans la politique.