REVUE : PARVIS, 12, décembre 2001

Décédé en 1997, Pierre Nautin, qui fut très proche de nos associations et en particulier de l'équipe de La Lettre, s'était fixé comme but d'établir le noyau primitif des évangiles synoptiques, en les passant au crible de la méthode historique et littéraire qu'il avait développée, tout en rendant l'ouvrage accessible au non spécialiste, L’objectif est largement atteint : le livre se lit aisément et on se prend au jeu d'analyse et de déduction qui se déroule à partir de l'Évangile le plus tardif des synoptiques, celui de Luc. Son étude permet de rejeter l'hypothèse de l'existence d'un « proto-Marc », et éclaire d'un jour nouveau celle de la « source Q ».
On y découvre que Luc a utilisé deux sources principales, Mc et une collection de Dits de Jésus, dont il insère huit chapitres d'affilée dans une très longue interpolation (6/20- 49 ; 9/51 à 17/13). Cette seconde source, aussi présente chez Mc et Mt est donc antérieure aux trois synoptiques, et 1'auteur l'appelle pour cette raison « Évangile primitif » (EP). Il montre aussi que chacun des trois synoptiques a utilisé ses prédécesseurs et en particulier inséré des fragments de l'EP, en fonction de ses objectifs propres et du plan adopté.
Cette quête permet de remonter à un ensemble d'informations sur l'EP : sa partie centrale comportait une liste de Dits, dont 47 sont identifiés parce qu'ils sont présents dans le bloc de Lc et attestés par ailleurs, LEP devait aussi contenir un Prologue, contenant les quatre premières Béatitudes et un épilogue : ici la mort et la résurrection de Jésus.
L’analyse ne s'arrête pas là. Partant de la constatation qu'il arrive plusieurs fois qu'un Dit de Jésus soit accompagné d'un autre Dit qui le corrige, l'atténue, le complète ou exprime un autre point de vue inspiré par des préoccupations différentes, Nautin émet l'hypothèse que l'auteur de l'EP a puisé dans une source antérieure, à laquelle il a apporté des compléments. Un exemple, parmi d’autres : Lc 17/20;37. A la question des pharisiens sur la venue du Royaume (Lc 17/20), répond un premier Dit : « Le Royaume de Dieu ne vient pas comme un fait observable (Le Royaume de Dieu est au-dedans de vous) » (Lc17/21) ; les versets suivants traitent non pas du Royaume, mais du Jour où paraîtra le Fils de l'Homme. La différence de vocabulaire traduit deux représentations très différentes de l'événement en question (Dieu dans le premier, Jésus, devenu personnage céleste dans le second). Dans les deux cas, l'événement est imprévisible, mais pour des raisons qui se contredisent : dans le verset 21, c'est parce que le Royaume de Dieu est au-dedans de l'homme, donc invisible, dans les suivants, c'est parce que le Fils de l'Homme apparaîtra tout d'un coup et se verra de partout à la fois. L’enseignement de Jésus, ramené à 15 Dits attribués à la source primitive, fait apparaître la prévalence réservée aux petits, l'intériorité du règne de Dieu, l'amour des autres et le pardon, le dépouillement comme affaire de confiance en Dieu et la dénonciation de la sacralisation d'un livre ou de rites ; une défiance qui se transforme en rupture de fait, non cherchée, mais inévitable, avec l'institution.