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L'ÉVANGILE RETROUVÉ. JÉSUS ET L'ÉVANGILE PRIMITIF

L\'ÉVANGILE RETROUVÉ. JÉSUS ET L\'ÉVANGILE PRIMITIF

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Date d'ajout : vendredi 22 janvier 2016

par Bernard POUDERON

REVUE : REVUE DES ÉTUDES GRECQUES, 112, 1999

Pierre Nautin a laissé après sa mort cet ouvrage inachevé, qui doit au pieux dévouement de quelques amis d'avoir été mis au propre et publié. Il s'agit en fait d'un véritable testament, l'ultime étape de son cheminement intellectuel et spirituel, qu'il destinait non pas aux savants, mais au grand public. La thèse est la suivante : la pensée de Jésus a été travestie par les narrateurs évangéliques, mais elle peut s'apercevoir dans un certain nombre de Dits qui semblent devoir être attribués à Jésus lui-même. Pour en arriver à cette conclusion, P. N. procède en deux étapes : l'une posant comme source principale des trois évangiles synoptiques (Mt, Mc et Lc) un écrit unique, appelé Évangile primitif (EP) ; l'autre faisant le tri dans le matériau de cet évangile pour en extraire les Dits authentiques de Jésus. La première étape peut être résumée ainsi : l'existence d'EP (ann. 30-35) se déduit de la confrontation de Mc et Lc (accessoirement Mt), et surtout de l'étude de la grande interpolation de Lc 9, 51-18, 14, absente de Mc ; de l’ΕΡ découle très librement Mc [La thèse «classique» d'un proto-Marc est réfutée p. 257. Mais P. N. voit bien dans Mc la source des différents récits évangéliques, selon une variante de la thèse traditionnelle des deux sources : une source narrative (Marc ou le proto-Marc) et une source constituée de logia (dite Q, pour l'allemand Quelle). L'innovation de P. N. consiste dans la reconnaissance d'une source unique aux récits et aux logia, à savoir l'EP, librement amplifié dans un cas (c'est l'évangile « narratif » de Mc, dont dépendent Mt et Lc), à peu près respecté dans l'autre (ce sont les Dits consignés différemment dans les trois synoptiques, le plus fidèle et le plus complet des trois étant Lc).], dont le but essentiel est de composer une histoire édifiante du ministère de Jésus (vers 70-80) ; Mt complète Mc en s'aidant de l’ΕΡ (vers 80- 90) ; puis le combine les trois sources, suivant certes la trame de Mc, mais transcrivant assez fidèlement les Dits directement de l’EP, sauf exception (vers 95-100). Cet EP, rédigé en grec, était une collection de Logia, ordinairement accompagnés d'une courte séquence narrative permettant de les situer, comportant quelques épisodes centrés sur la vie de Jésus, mais très peu de récits de miracles (essentiellement la guérison de possédés). Elle était précédée d'un prologue assez bref commençant au début du ministère de Jésus et comprenant les quatre Béatitudes de Lc, et suivie d'un épilogue racontant la Passion et s'achevant par l'apparition du ressuscité aux femmes (texte restitué p. 53, et p. 145-148). Quant aux Dits de 1ΈΡ, au nombre d'une cinquantaine (liste p. 157-158), ils offrent la particularité d'être présents à la fois dans les deux grandes collections de Lc (à savoir Lc 6,20-49, et 9, 51- 17, 37) et dans au moins un des deux autres témoins. Mais l’ΕΡ lui-même ne serait qu'une amplification d'un nombre très restreint de Dits authentiques de Jésus. Ces Dits, au nombre d'une quinzaine (retranscrits p. 188- 189), l'auteur de 1ΈΡ les aurait recueillis de la bouche de Pierre lui-même (hypothèse présentée comme simplement vraisemblable) peu de temps après la mort de Jésus - le caractère oral et individuel de cette tradition expliquant leur faible nombre. L'auteur de l’EP considérait Jésus comme le Messie, et a modifié en conséquence la tradition qu'il avait reçue de Pierre [Ce faisant, il peut être considéré comme le véritable fondateur du christianisme, devenu une « religion du Livre ».]. La méthode qu'emploie P. N. pour dissocier les Dits authentiques de Jésus des Logia forgés par l'auteur de l’EP relève à la fois de l'exégèse (recherche des sources scripturaires des différentes amplifications) et de la philologie au sens le plus large (contradictions internes, accidents dans la transmission, etc. ). Les Dits authentiques présentent un Jésus assez différent de celui que proclame la tradition ecclésiastique ; en particulier, pas d'auto-proclamation messianique, pas de dogmes, mais une sagesse révélée même aux plus humbles, un message d'amour universel (Dit n° 6 = Le 6, 35) et une conception tout intérieure du « Royaume » (Dit n° 5 = Le 17, 20-21), pas de rupture brutale avec le monde juif, mais une dénonciation de tout ce qu'il pouvait y avoir en lui d'archaïque ou d'hypocrite (Dits n° 1 et 10 = Le 16, 16, et 11, 39-40). L'ouvrage, n'en doutons pas, donnera lieu à une violente controverse. Contrairement à P. N., nous ne pensons pas qu'on puisse faire preuve en la matière d'objectivité scientifique ; chacun admet, consciemment ou inconsciemment, quelques postulats de base qui lui sont propres, à partir desquels il analyse les données objectives pour bâtir sa vision des choses. Pour notre part, et en vertu d'un postulat plutôt « conservateur » (en matière textuelle, s'entend), nous jugeons excessive la δίάκρισις opérée par P. N. Voici nos principales objections - ou, pour être plus exact, les questions que nous nous posons et que nous aurions aimé poser à P. N. D'abord, il paraît difficile d'admettre l'existence d'un évangile rédigé en grec dès les années 30-35, jouissant d'une assez grande autorité pour avoir été utilisé ultérieurement par les trois auteurs synoptiques à des dizaines d'années d'intervalle ; Paul l'aurait nécessairement connu, utilisé ou cité dans ses Épîtres (le chapitre consacré à cette question manque dans l'ouvrage inachevé de P. N. ). D'autre part, comment admettre que son auteur ait pu forger une collection d'une cinquantaine de Dits à partir des quinze fournis par Pierre, et modifier ainsi l'enseignement du Maître, sans susciter les critiques de ses témoins (et celle de Pierre en particulier), pour qui cet enseignement était encore tout proche ? Quelles seraient alors les raisons de son prestige ? De plus, n'est-ce pas un anachronisme que de voir dans quelques-unes de ces transformations le reflet d'un usage liturgique ou ecclésiastiques [ Dès les années 30-35 ! Par ex. la prière du Notre Père, présente dans 1ΈΡ, et dans laquelle P. N. voit un usage liturgique (p. 198), ce qui ne nous paraît possible que si l'institution de cette prière remonte à Jésus lui-même (et, au-delà de lui, à Jean, d'après Le 11. 1-14) ; ou l'allusion à des « chefs de communautés », dont l’un ou l'autre aurait usé de violence envers les fidèles, d'après Le 6, 45 (p. 202-203).] et de la mise en place d'un dogme [À savoir essentiellement l'imminence du Royaume eschatologique et la messianité de Jésus (conçue comme une quasi-divinité) admises l'une et l'autre par l'auteur de 1ΈΡ et sans doute par la communauté pétrinienne dont il serait l'interprète, mais étrangères aux Dits authentiques de Jésus selon P. N. Le christianisme « normatif » (et paulinien) n'est pas encore d'actualité dans les années 30-35, le rituel d'entrée n'est pas fixé, et chacun croit un peu ce qu'il veut ; pour preuve, Ac 18, 24-26 : vers 55, le Juif Apollos, qui n'avait reçu que le baptême de Jean, ne connaissait pas exactement « la Voie », mais n'en prêchait pas moins « ce qui concerne Jésus ».] ? Enfin, le principal critère utilisé pour distinguer les Dits authentiques de ceux forgés par l'auteur de l’ΕΡ est assez subjectif : la cohérence, d'abord entre les différents Dits, puis en fonction de la sensibilité religieuse attribuée à Jésus. Surtout, la façon dont P. N. conçoit la rédaction de l'évangile de Marc, base narrative des deux autres, paraît difficile à soutenir sans restriction : une libre création littéraire pour « étoffer » la matière (p. 213) à partir des maigres renseignements fournis par les Dits de l’ΕΡ, et surtout d'une interprétation christologique débridée de différents passages vétéro-testamentaires. Que les épisodes de l'enfance relèvent du merveilleux, soit ! Que la nature (et le nombre) des « miracles » ait été exagérée, soit ! Que les différentes finales (apparitions aux disciples, ultime enseignement) aient largement amplifié les données de la tradition orale (à savoir les témoignages des disciples et proches de Jésus), soit encore ! Mais faut-il rejeter tous les épisodes narratifs conformes aux Écritures sous prétexte qu'ils sont une application artificielle à la vie de Jésus de prophéties messianiques, et réduire du même coup à pratiquement rien les données biographiques des évangiles ? Prenons l'exemple, très éclairant, de l'entrée à Jérusalem de Jésus monté sur un ânon, selon la prophétie de Zacharie : « Voici que ton roi vient à toi, humble et monté sur un âne » (p. 77-80). De quatre choses l'une : ou bien le geste de Jésus est naturellement conforme au plan de Dieu, connu à l'avance par Za 9, 9 (c'est le point de vue traditionnel de l'Église) ; ou bien Jésus, connaissant les Écritures, a en pleine conscience fait en sorte qu'elles soient « accomplies », pour manifester (ou asseoir) son autorité messianique ; ou bien, Jésus ayant adopté ce moyen de locomotion commode sans se soucier de la portée de son choix, Marc y a vu la réalisation « providentielle » d'une prophétie, et s'est servi de l'épisode pour illustrer ses thèses messianiques ; ou bien encore Marc a délibérément assis sur un âne un Jésus adepte de la marche à pied, pour manifester à ses lecteurs sa messianité (c'est l'opinion de P. N. ). Dans trois des hypothèses envisagées, Marc n'a pas « forgé » l'épisode de l'âne, même s'il a pu en inventer ou embellir les détails pour édifier son lecteur. Passe pour l'ânon ; mais, selon le même principe, P. N. juge que le cycle du baptême a été forgé par Mc, puis repris et amplifié par Mt et Lc, à partir d'un Dit authentique de Jésus attestant simplement qu'il avait connu Jean-Baptiste (« La Loi et les prophètes jusqu'à Jean ; à partir d'alors on force le Royaume de Dieu »), de données historiographiques empruntées finalement à FI. Josèphe, et surtout de plusieurs textes scripturaires : « nous avons découvert, écrit-il, comment un bref Dit de Jésus consigné dans 1ΈΡ a pu donner naissance entre les mains de Mc à un récit en plusieurs épisodes (le ministère de Jean, le baptême de Jésus, son séjour dans le désert) » (p. 73). Même démarche à propos de l'épisode de la trahison de Judas, que l'auteur de l’ΕΡ aurait simplement tiré d'une interprétation christologique de Ps 41, 8-109 (p. 150). Quant à la découverte par les femmes du tombeau vide, son récit circonstancié relèverait de la simple nécessité apologétique (p. 151) [Pour réfuter l'accusation portée par les autorités juives selon laquelle les disciples de Jésus auraient enlevé le corps de Jésus pour faire croire à sa résurrection : Mt 28, 11-15. Mais cette fausse nouvelle implique que le corps de Jésus ait réellement disparu ou ait été considéré comme tel antérieurement à la rédaction de 1ΈΡ : le récit du tombeau vide n'est donc pas sans fondement !]. Plutôt donc que de rejeter dans leur ensemble les épisodes qui paraissent suspects de visées apologétiques ou théologiques, il nous semble préférable de distinguer entre les données que l'on peut considérer comme historiquement fondées (peu nombreuses, il est vrai) ; celles qui relèvent de la tradition, mais sont acceptables en tout ou partie (parce qu'enfin, ce Jésus a bien existé, et a effectivement eu un enseignement et une activité missionnaire qu'ont voulu prolonger ses disciples) ; et celles qui relèvent manifestement de l'amplification, du romanesque ou du merveilleux. Il convient de préciser que P. N. ne prétend pas posséder la vérité, mais offrir au lecteur le fruit de sa réflexion (p. 243), qu'ont nourrie une longue et étroite fréquentation des textes patristiques et scripturaires, une profonde intelligence et une acuité rare. Peut-être a-t-il présentement tort, peut-être a-t-il raison, c'est au lecteur (et à de plus savants que nous) d'en décider. Notre désaccord actuel ne nous empêche pas de saluer en lui un très grand savant, dont les recherches sans préjugés ni complaisances auront marqué les études patristiques, et de voir dans son dernier ouvrage la source de questions salutaires et d'infinie réflexion.


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