REVUE : BULLETIN DE LITTÉRATURE ECCLÉSIASTIQUE, août 2000

Grâce à sa grande érudition, l'abbé émérite de l'Abbaye Saint-Martin de Ligugé offre ici un large accès à l’expérience spirituelle doublement millénaire du christianisme. Auteur de nombreux ouvrages sur le monachisme, la mystique et la vie spirituelle, il articule son dernier ouvrage autour de l'usage du terme "expérience" par les quatre-vingt seize auteurs spirituels, mystiques et visionnaires, théologiens et philosophes qu'il présente brièvement. Ils appartiennent pour la plupart aux grandes traditions chrétiennes occidentales et proviennent de divers pays d'Europe. Ils sont présentés dans un ordre chronologique, de Tertullien à… Einstein, sans oublier Jean-Paul II. L'auteur commence par une trentaine de pages (les plus élaborées) consacrées à la définition de l'expérience spirituelle se référant, entre autres, aux "trois voies de la connaissance" (de R. Bacon) : l'autorité, le raisonnement et l'expérience. Souvent, une tradition insiste sur une voie plutôt qu'une autre, quand elle ne les oppose pas. L'histoire de la spiritualité est témoin de la tension qui a pu régner entre la régulation de l'autorité et la spontanéité de l'expérience, parfois dans la vie de grands saints. Par ailleurs, quand la théologie a voulu se passer de l'expérience et du symbole, elle s'est privée de deux moyens d'accès privilégiés vers Dieu, au risque de devenir une science rationnelle et abstraite. Quant à la mystique, une fois séparée de la théologie, elle risque de privilégier l'expérience subjective aux dépens du sensus Ecclesiae et d'interpréter littéralement des symboles qui renvoient toujours à un au-delà de leur manifestation. L'auteur le souligne : si la dimension affective (expérience) et la dimension imaginative (symbole) ne sont pas reconnues, elles risquent de s'émanciper de toute critique de la raison et de se satisfaire d'elles-mêmes. Enfin, exposée à la diversité des parcours spirituels contemporains, "la théologie devra affronter deux domaines encore en friche : explorer la psychologie des profondeurs et dialoguer avec les autres religions" (p. XXIX). En effet, "une théologie sans expérience est aussi dangereuse qu'une expérience sans théologie".
Le choix méthodologique qui préside à la présentation des auteurs en conditionne le contenu. En effet, ce sont souvent les occurrences du terme "expérience" qui prévalent dans la présentation de leur œuvre. Ce choix entraîne une certaine disparité entre les rubriques. On le constate à leur longueur (8 lignes en latin pour saint Benoît, 16 pages pour saint Thomas d'Aquin, quant à Ignace de Loyola, il a droit à 2 pages et demi pour son expérience personnelle et ses Exercices spirituels). Cette disparité se retrouve aussi dans les contenus : plus souvent il s'agit d'une juxtaposition de citations brièvement commentées (sainte Jeanne de Chantal, par exemple), plus rarement l'exposé est plus construit et rend compte du développement d'une expérience ou d'une pensée (saint Thomas d'Aquin). Il ne s'agit donc pas d'exposés synthétiques à propos de la spiritualité d'un auteur mais d'une évocation des passages où ce terme apparaît dans les écrits. Parfois, des questions de discernement spirituel sont évoquées au fil des rencontres, comme celle du rapport entre expérience religieuse et maturité psychologique (à propos de J.-J. Surin et de J.-J. Olier). La diversité des auteurs permet de constater qu'à travers l'histoire du christianisme, l'expérience spirituelle a pris une multiplicité de visages et se présente avec une richesse inépuisable, même si l'auteur se limite à la tradition catholique (la spiritualité orthodoxe étant absente, malgré le titre de l'ouvrage). Qu'elle s'enracine dans la vie contemplative des monastères ou des carmels, dans la réflexion théologique ou philosophique, ou dans la célébration liturgique, l'expérience spirituelle concerne une démarche personnelle, où foi, intelligence, sensibilité, imagination et volonté sont sollicités à des degrés divers, souvent selon les accents propres à une époque.
Cet ouvrage offre donc une mine de renseignements et de citations et intéressera surtout les théologiens et les historiens de la spiritualité. Le lecteur ne devra pas y chercher un traité de spiritualité ou même une première initiation aux auteurs considérés, étant donné le choix méthodologique. Cependant, il y glanera des perles spirituelles et des appréciations et des réflexions toujours pertinentes sur les auteurs et les ouvrages traités.