Date d'ajout : dimanche 08 février 2015
par Jean LACOSTE
REVUE : QUINZAINE LITTÉRAIRE FÉVRIER 2015 n°1121
Si l'on en croit la Genèse (VIII, 6), c'est d'abord un corbeau que Noé fit sortir de l'Arche par une fenêtre, un noir corbeau qui, allant et revenant, vola au-dessus des eaux, jusqu'à ce que le Déluge reflue. Alors seulement Noé envoya la fameuse colombe immaculée survoler les terres et la vit revenir avec un rameau d'olivier. Dans sa novella intitulée « Le dit du corbeau », Anne Mounic fait de cet animal impur (selon la tradition juive) le témoin muet des désastres de l'histoire, le spectateur compatissant de la folie des hommes, le messager aussi d'une forme de sagesse.
Angliciste, Anne Mounic appelle « novellas » les écrits inclassables qu'elle a réunis dans ce beau volume. S'agit-il de « nouvelles » ? Certes, par le fragment anecdotique qui est au cœur de chacun de ces textes, un incident de la vie quotidienne : les lettres d'un aïeul retrouvées dans une boîte à biscuits bretonne, une enfant sauvage, une caissière enceinte, un cambriolage, une figure étrange aperçue aux Journées de l'estampe, place Saint-Sulpice… Mais l'anecdote, vite, éclate, difficile à reconstituer ; elle sert de support trivial à une méditation d'une sombre intensité, qui s'achève parfois en poème, ou en scène fantastique, et qui suggère, non sans lyrisme, une véritable philosophie de l'existence. Au bout du compte, il s'agit de « se dégager incessamment de l'inerte, du figé, de l'engourdissement affreux [ ... ] qui a nom " passé, nécessité, ressentiment ", le tragique en somme ».
Et rien n'est plus contraire à cette philosophie de la liberté que la guerre, « emprise abusive du collectif », qui soumet à cette folie générale l'intimité de chacun, sa « demeure » propre, et la sacrifie à l'idole moderne de la « grande Histoire » avec ses « cruautés sans recours ». C'est ce que dit le Corbeau, cet oiseau de malheur malgré lui, qui engage un dialogue muet, un « dit », avec un blessé d'août 14 dans une tranchée, un certain Émile, et avec sa fiancée qui l'attend à Paris, lisant et relisant de ces rares et laconiques lettres venues du front, pieux mensonges pour la plupart. Ce sont des pages bouleversantes, riches d'aperçus. « Je me souviens, dit le corbeau, de cet homme vaincu, jadis, terrassé, affalé dans la boue glaiseuse, recroquevillé dans le trou. Je le vis vautré parmi d'autres, en ce paysage d'apocalypse, [ ... ] son visage meurtri s'enfonçant, lentement, dans l'anonymat du chaos ». Mais le corbeau biblique, ou plutôt mythique, d'Anne Mounic, bien loin du volatile vaniteux de La Fontaine, mais aussi du corbeau de Poe, qui se cogne aux parois d'un monde fini, est aussi là pour « attester du recul de la catastrophe ». Il en garde certes le souvenir (« Du fond du puits de leur invisible douleur, je garde la mémoire des êtres humains ») pour « demain, demain » ( « cras, cras », en latin… ) ; il doit le faire, mais invite aussi à préserver, au sein de la temporalité qui est nôtre, ce qui, dans l'existence individuelle, est « ouverture », « inachèvement », « plénitude de l'instant », « renaissance », voire « extase ». « Il s'agit en somme - propose le corbeau - de ne pas accepter l'irréparable, de ne pas s'enfermer dans la cage égocentrique de ses propres terreurs, limitations, chaînes, de ne pas se laisser dévorer par le passé » « Choisir la vi », en dépit de la mémoire, la « vie qui se rebiffe, se redresse, s'insurge », « sauvegarder sa liberté » - « d'un coup d'aile » ! -, voilà, en termes simples, ce que semble être le « dit » du corbeau.