REVUE : BULLETIN CODICOLOGIQUE, 2, 2001

Si les auteurs chrétiens de l'antiquité ont depuis longtemps fait l'objet d'études dans de nombreux pays européens et si la patristique est une discipline dont le statut académique est désormais incontestablement établi - songeons aux congrès internationaux d'Oxford -, l'Université française les a longtemps tenus éloignés de ses terrains de prédilection. Heureusement, comme en témoignent les Actes de ce IIe Colloque international d'Études patristiques d'expression française, qui s'est tenu en septembre 2000 sous le patronage de l’université de Tours et de l’institut catholique de Paris, un changement est intervenu et l'on assiste ainsi avec bonheur à une véritable renaissance des études patristiques francophones et à l'éclatement de certaines barrières, à commencer par la séparation purement académique entre exégèse biblique et études patristiques. Purement théologique en effet, la distinction entre écrits canoniques, écrits apocryphes et écrits des pères apostoliques est sans fondement pour l'historien.
L'historiographie chrétienne des premiers siècles - disons depuis Luc l'Évangéliste jusqu'à Bède le Vénérable - constitue assurément un lieu privilégié pour l'étude de la christianisation de la culture et des mentalités antiques, mais la tâche est labyrinthique et un tel recueil, mène s'il s'ouvre sur quantité de voies passionnantes, ne peut en aucun cas, comme le prouve ci-dessous son organisation, prétendre offrir un ensemble unifié : I. « Les rapports entre la mémoire des origines et l'historiographie, (Gilles Dorival, François Paschoud, Enrico Norelli, Simon Mimouni, François Blanchetiére et Michel Quesnel) ; II. « Le problème de l'histoire militante entre l'hérésiologie et l'hagiographie.) (Hervé Inglebert, Charles Kannengiesser, Günther Christian Hansen. Marie-Anne Vannier, Patrick Laurence et Éric Junod) ; III. « Le rôle déterminant d'Eusèbe et de ses continuateurs. (Françoise Thélamon, Dominique Gonnet, Doron Mendels, Pier Franco Beatrice, Georges Tugene) ; IV. « Les historiens ecclésiastiques grecs du Ve siècle, (Michel Fédou, Pierre Maraval, Guy Sabbah, Jean Bouffartigue, Jean-Noël Guinot, Annick Martin, Martin Wallraff et Luce Pietri) ; V. « Les relations entre la chronique et l'histoire » (Yves-Marie Duval, Benoit Jeanjean, Stéphane Ratti, Dominique Bertrand et Bertrand Lançon) ; VI. « L'histoire au service de la pastorale et de l'idéologie » (Marie-Ange Calvet-Sébasti, Emmanuel Soler et Alain Le Boulluec) ; VII. « Le problème périphérique, dans le temps et dans l'espace, de l'Église d'Éthiopie. » (Jacques-Noël Pérès et Gianfrancesco Lusini).
L'historiographie chrétienne commence sans doute dans les dernières décennies du r' siècle, avec Luc, que l'on peut considérer comme le premier historien chrétien à œuvrer sur le modèle des auteurs hellénistiques, ainsi qu'en témoigne par exemple son usage fréquent du parallélisme à la manière de Plutarque ? Historien ? Mais qui, en ces temps premiers, mérite le titre d'historien ? Cet ouvrage a le mérite de poser la question. Lucien de Samosate, dans un traité rédigé vers 166, « Comment il faut écrire l'histoire », prétendait déjà apporter sa réponse, mais les premiers pas de l'histoire chrétienne voient se succéder et se mêler différentes façons d'écrire l'histoire : histoire stricto sensu, historiographie, histoire mémorialiste, hagiographique, littéraire, apologétique, avec toujours ce furieux désir d'enseigner, de convertir, de convaincre, quitte à recourir aux apocryphes, dont le but est avant tout de remplir les vides, et à une hérésiologie, qui se charge de régler les comptes entre vainqueurs et vaincus et aussi d'éclairer les rapports entre foi chrétienne et savoirs antiques.
On peut attribuer au genre de l'histoire ecclésiastique un maître incarné dans la formidable personnalité d'Eusèbe de Césarée, qui en conjugua la mise en forme et la mise en scène. Par l'utilisation systématique des sources, Eusèbe inaugure en effet : jusqu'à un certain point, une manière contemporaine de pratiquer l'histoire dans un cadre chronologique précis, avec confrontation, recherche des concordances et citations des sources. S'il est aussi mû par le désir de prouver, chez lui le récit, par sa rationalisation, tend - pour reprendre la formule de Raymond Aron - vers une véritable organisation scientifique. Après lui, la rédaction d'une « Histoire ecclésiastique » devient le passage obligé : ainsi Théodoret de Cyr, chez qui l'histoire est constamment au service d'une vérité de foi ; ainsi Rufin d'Aquilée, traducteur et continuateur d'Eusèbe ; ainsi Jérôme ou l'Illyrien Marcellin ; jusqu'à la transgression délibérée du genre chez Bède. Si l'histoire événementielle paraît constituer le critère objectif par excellence pour offrir une assise à l'interprétation, c'est qu'elle est par définition légitimiste. Mais aussi, si la chronographie antique naît quand les peuples se résolvent à confronter leur passé avec celui des autres peuples, c'est parce qu'elle est par définition comparatiste. En fait, le processus est double.
Tant de disparités éclairent pourtant aussi une démarche d'une continuité flagrante et Polybe, près de deux siècles avant l'ère chrétienne, remarquait déjà : « À partir de maintenant, l'histoire devient un tout organique »