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LES LARMES, LA NOURRITURE, LE SILENCE

LES LARMES, LA NOURRITURE, LE SILENCE

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Date d'ajout : dimanche 03 janvier 2016

par Sr CYRILLE, abbaye de Maumont

REVUE : ESPRIT ET VIE, février 2004

Nathalie Nabert est Doyen de la Faculté des Lettres de l'Institut catholique de Paris où elle enseigne la littérature médiévale. Elle a fondé le Centre de recherches et d'études de spiritualité cartusienne, en 1998, et inaugure, par cet ouvrage, une collection « Spiritualité cartusienne ». Le livre est préfacé par le cardinal Poupard.
Dans un prologue, N. Nabert présente l'Ordre des Chartreux qui, aujourd'hui, « comporte un peu moins de cinq cents moines et moniales répartis dans le monde en petites communautés d'ermites ». L’Ordre est né en 1084, quand Bruno de Cologne est venu s'installer avec quelques compagnons dans le massif de Chartreuse. Depuis, le souci de la fidélité aux observances originelles, « vie cachée, exclusivement consacrée à Dieu dans la prière, la pauvreté, le jeûne et la solitude » a permis aux chartreux de ne connaître aucune réforme. Saint Bruno a laissé peu de traces écrites de son expérience cartusienne ; c'est au cinquième prieur de la Chartreuse, Guigues 1er qu'est revenu le soin de « fixer et de transmettre l'héritage spirituel de saint Bruno aux nouvelles fondations non dépositaires de la tradition vécue dans le monastère d'origine ». Ce qu'il fait dans un ouvrage intitulé Coutumes de Chartreuse. « La physionomie spirituelle qui s'en dégage est celle d'une réunion de solitaires en un groupe cohérent. » « Le projet érémitique s'y trouve tempéré par un règlement de vie semi-cénobitique où la charité peut s'exprimer dans le contact humain régulé lors des offices, des repas dominicaux, de la promenade hebdomadaire et dans les circonstances exceptionnelles… »
N. Nabert a exploré les sources et les textes qui sont parvenus jusqu'à nous, mais qui ont peu franchi les portes des monastères, ou ne sont accessibles qu'à des spécialistes : « Les auteurs chartreux se méritent, il faut aller les chercher sur les hauts rayonnages des bibliothèques », écrit-elle avec humour, ajoutant qu'il faut aussi « feuilleter prudemment leur science "écrite dans le cœur" […] et ne pas croire que la rencontre de leur évidence et leur simplicité font de nous des maîtres de la vie spirituelle ».
L'ouvrage, Les larmes, la nourriture, le silence, comme le suggèrent ces trois termes, est composé de trois parties esquissant un itinéraire spirituel, qu'il nous faut parcourir.
Les larmes, dans une vie contemplative radicale où tout parle du refus du sensible, constituent une porte d'entrée corporelle qui ne manque pas de dérouter à une époque qui refoule ce phénomène naturel ; les larmes « traversent le corps », et viennent nous rappeler qu'il ne peut jamais être totalement étranger à la plus haute expérience spirituelle. Mais les larmes ne sont pas seulement un phénomène naturel et sensible, les auteurs parlent du don des larmes qu'il faut demander par la prière ; elles ont une triple fonction : purificatrices, elles donnent du sel à la prière et elles expriment l'amour.
Les larmes des débuts purifient, accompagnant la contrition sincère, la componction, ce brisement du cœur au souvenir du péché; très tôt, les Pères de l'Église ont fait des larmes « un renouvellement du baptême » ; sans larmes il n'y a pas de conversion parfaite ; chez les chartreux « le bain des larmes […] apparaît comme l'aboutissement d'un double mécanisme de reconnaissance de ses faiblesses et de renoncement à soi. L’onction baptismale rejoint dès lors le motif de l'aspersion de la rosée céleste qui touche les âmes purifiées et introduites dans la stabilité de la vie contemplative » (p. 25).
Les larmes de l'oraison sont « le sel de la prière ».
Les textes chartreux présentent le phénomène lacrymal « comme une attitude d'âme indiquant la ferveur intérieure ». Elles accompagnent la méditation de la Passion du Christ et deviennent alors des larmes de compassion, conjointement amour pour Dieu contemplé sur la croix et amour des hommes à l'exemple du Christ souffrant pour eux. Compassion qui fait contrepoids à la grande tentation qui guette le solitaire dans sa cellule : l'acédie, dessèchement de l'âme, froideur du cœur. Les auteurs chartreux attribuent aux larmes le pouvoir de triompher de la tentation ; elles sont « le signe de l'assouplissement des âmes insensibles et la démonstration que les progrès de la vie intérieure sont incompatibles avec la dureté de caractère » (p. 32). Cependant, les larmes sensibles ne sont pas toujours au rendez-vous… « Denys le Chartreux prétend que, si les larmes naturelles ne viennent pas, il faut rechercher les larmes spirituelles […] Dans ce propos de Denys le Chartreux au sujet de l'intériorisation des larmes, on voit comment se prépare la sensibilité de notre époque moins attachée qu'auparavant aux manifestations extérieures des états de la vie spirituelle » (p. 33).
« Les larmes de l'amour sont celles qui ont fait le plus travailler l'imagination car elles sont attendues comme la manifestation du désir, de la grâce et de la présence de Dieu » (p. 34). Dans l'approche des textes, il faut savoir faire la part de l'hyperbole. Les larmes ne sont pas le tout de l'expérience de Dieu, « Elles s'apaisent lorsque, parvenue au plus total oubli de soi, l'âme en prière n'est plus que présence à Dieu et en Dieu […]. Ce tarissement des larmes de la contemplation […] n'a rien à voir avec le dessèchement et l'insensibilité de l'acédie » (p. 38).
Dans la deuxième partie de son ouvrage, N. Nabert entre dans un autre thème tout aussi important de la spiritualité cartusienne : la nourriture par la Parole de Dieu. « Les chartreux, comme les autres moines d'Orient et d'Occident, ont fondé une partie de leur vie sur cette pratique séculaire […] le travail spirituel au fil des jours consiste à se réapproprier cette Parole qui de "tout près", doit devenir intérieure et cosubstantielle à la réalité humaine » (p. 41). Les statuts de la Chartreuse précisent sous quelle forme cette nourriture est prise : « l'Écriture sainte, les Pères de l'Église, les auteurs monastiques éprouvés » ; et les étapes qui la rendent fructueuse ont été définies par Guigues II le Chartreux selon une « échelle de montée vers Dieu à quatre degrés, indiquant un cheminement de l'extérieur vers l'intérieur tant dans la fréquentation de la Parole divine que dans la construction de la vie spirituelle » (p. 43). Voici ces quatre degrés : lectio, meditatio, oratio, contemplatio, la lecture qui reste un exercice externe, la méditation qui en procure l'intelligence intérieure, l'oraison qui exprime le désir qu'elle fait naître, la contemplation enfin par laquelle l'homme dépasse tout dans la rencontre de Dieu. Un auteur anglais anonyme du XIVe siècle simplifie cette échelle de progression spirituelle en la ramenant à trois degrés ; et Nathalie Nabert présente ainsi ce qu'elle appelle la triple voie : murmurer la Parole, ruminer la Parole, habiter la Parole. Il s'agit de faire passer le texte des Écritures saintes des lèvres au cœur. La démarche engage l'homme dans son intégralité : le « texte d'abord syllabé par les lèvres puis compris par l'esprit et enfin possédé par l'expérience du cœur » (p. 45). La comparaison entre la manducation de la Parole et celle de l'eucharistie s'impose, d'autant qu'elle appartient à la tradition au moins depuis Origène (IIIe siècle). L'expérience spirituelle chrétienne est dévoilée dans son unité : foi nourrie par la Parole, union au Christ par le sacrement et transformation morale : « Tout le glissement de l'homme extérieur vers l'homme intérieur s'articule […] autour de cette réalité mystérieuse de la transformation des Écritures et des Espèces en réalité divine. En son centre eucharistique, la vie du Christ imitée refait l'homme, tandis que la lecture, la méditation, l'oraison et la contemplation le façonnent et l'ajustent à une vie toujours plus cachée en Dieu » (p. 73).
La troisième partie traitant du silence peut alors être abordée.
Le silence est une condition indispensable de la contemplation. Le double thème contemplatif de la « vie cachée » et du « regard porté sur Dieu » appartient aussi bien à la tradition biblique que philosophique. Il est régulièrement repris par les Pères de l'Église et les différents courants spirituels. Il n'est donc pas étonnant de le retrouver sous la plume des chartreux qui vont cependant l'orchestrer de telle manière que le silence deviendra le trait spécifique de leur spiritualité. « Le moine s'emploiera à faire cesser les bruissements du monde, de la parole et de l'imagination, le silence est […] le vase du recueillement mystique où Dieu vient se manifester dans l'âme purifié » (p. 76). « Ainsi le silence fonde-t-il bien le principe organisateur du temporel et du spirituel dans la vie des chartreux suivant une ligne de construction qui privilégie la séparation du monde, la rétention de parole et l'unité intérieure comme lieu des manifestations théophaniques » (p. 79).
Le silence doit être structuré pour être le lieu de l'expérience de Dieu : « Le lieu du silence cartusien est le résultat d'un triple isolement: le désert, la clôture, la cellule » (p. 80).
La recherche de la solitude est, dans les plus anciens textes, désignée comme « mépris ou fuite du monde ». On peut déceler une évolution au moins au niveau terminologique. Au XVIe siècle, le thème médiéval du « mépris du monde » est « adouci et intériorisé, à force de l'habiter, en celui plus amène de l'éloignement du monde […]. Les chartreux n'en ont pas moins fait du désert et de ses remparts intérieurs que sont la clôture et la cellule les conditions premières de leur silence de solitude » (p. 82).
La vie au désert trouve ses modèles dans la Bible, Moïse, Élie, Jean-Baptiste, mais surtout le Christ lui-même. « Aller au désert revient à mettre les vêtements d'humilité du Christ dans l'attente du sacrifice et de la lumière de la Résurrection » (p. 83). Se retirer au désert est une démarche qui appartient à la plus ancienne tradition monastique.
Le désert, lieu du combat spirituel, est aussi celui de la rencontre de Dieu. Il n'est donc pas étonnant de trouver des images qui idéalisent le désert: la montagne, le paradis, le lieu d'ensemencement d'une terre féconde, un espace sacré. Ces images, que l'on rencontre dans la Bible, appartiennent au patrimoine religieux de l'humanité et l'expérience du désert, comme toute expérience religieuse, doit être christianisée. « Sans cesse au cours des siècles, cette triple justification de la fécondité de la vie au désert sera redite: éloignement, détachement, imitation de Jésus· Christ » (p. 85).
« La clôture est le second cercle de la solitude cartusienne. » On sait combien les chartreux la protègent jalousement de toute intrusion et même de tout regard étranger ! Elle abrite les espaces de la vie communautaire ; elle est avant tout un « lieu traversé ». « Cette occupation discrète de l'espace claustral que l'architecture cartusienne s'attache à ne pas remplir pour laisser le regard libre et l'attention concentrée en Dieu, s'explique […] par l'importance accordée à la cellule, véritable sanctuaire du chartreux qui réalise les conditions de la vie érémitique au cœur du silence de contemplation » (p. 89).
Quand il est question de la cellule d'un chartreux, il faut entendre son ermitage, comprenant au rez-de-chaussée un bûcher et un atelier, à l'étage une antichambre appelée l'Ave Maria, et la cellule proprement dite où le chartreux prie, dort, prend ses repas et lit. Chaque ermitage comporte également un jardin. Cet ensemble permet l'équilibre des activités du solitaire mais est conçu de telle manière qu'il fait le passage de l'extérieur vers l'intérieur. La démarche spirituelle n'est pas désincarnée, au contraire elle exige une démarche sensible. « Avec ce passage de la cellule extérieure à la chambre de l'âme et du cœur, le mouvement d'intériorisation qui se produit par métaphore et référence à l'Écriture diversifie et enrichit le vocabulaire d'un ensemble d'images suggestives et sensibles sollicitant la mémoire biblique et renouvelant l'imaginaire de la clôture » (p. 96). Mais avant d'être métaphore, elle est expérience vécue de la manière la plus concrète.
Le silence s'accompagne de la pauvreté, que Nabert appelle le silence des objets. « Le dégagement du silence de l'âme entraîne l'appauvrissement des repères au monde par la solitude, l'émondage des besoins du corps et de l'être sensible qui trouve sa perfection dans le silence de l'espace, des objets et du temps ramené à la louange de Dieu. C'est dans cette unification à la beauté vierge et sans apprêts trompeurs, seule capable de signifier l'essence ineffable de Dieu, que se réalise la conversion du cœur » (p. 111).
La stabilité du chartreux dans son union à Dieu est soutenue par le temps divin au rythme liturgique. « Le temps structure le silence entre l’habitation liturgique et la prière du cœur. Il lie dans une même gerbe la parole, le Verbe et le recueillement » (p. 112). La liturgie cartusienne reste très sobre pour refléter la simplicité divine. La liturgie communautaire, autant qu’elle soutient le silence contemplatif, conduit à la liturgie de l’âme. Une fois encore on perçoit le travail d’intériorisation qui n’est pas pure négation de l’activité sensible, mais appropriation du silence afin que l’homme intérieur devienne le lieu de la prière, « dernier rempart de l’architecture du silence, celui où les contours et les paroles s’estompent dans une pure présence d’union » (p. 121). On le devine « atteindre cet état de tranquillité de l’être où Dieu seul est présence et action est le fruit d’un effort permanent de purification ». Le labeur du silence demande volonté et énergie. Il est le fondement de l’humilité et de la simplicité des rapports dans une « communauté de silence ». Il ne va pas sans oubli de soi.
Dans une telle ascèse, le travail des mains permet de détendre « l’arc trop tendu », il est toujours considéré comme un service qui unit au Christ serviteur. « Les statuts contemporains […] donnent au travail valeur d’humilité, de stabilité et de souplesse dans l’attention à Dieu. » Traditionnellement la copie des manuscrits est souvent mentionnée, les conseils vont du grattage des peaux pour obtenir le parchemin, aux règles de grammaire pour les correcteurs. La copie s’accorde particulièrement avec la lectio. « Écrire, recopier, penser, relèvent d’un travail qui recentre dans la main, les yeux, l’esprit et le cœur l’attention à Dieu » (p. 141). Elle est aussi comprise comme prédication silencieuse. N. Nabert ne dit pas comment cette activité de copiste est transposée aujourd’hui…
En guise d’épilogue, on trouve une méditation sur le personnage évangélique de Marie de Béthanie, figure à laquelle les chartreux se réfèrent volontiers.
L’ouvrage se ferme sur ces lignes : « De chartreuse en chartreuse, le silence de l’homme et la virginité intérieure s’épousent pour laisser Dieu entrer et transformer l’âme en un vivant autel d’où monte la prière des solitaires, de nuit comme de jour, sur le monde agité ou endormi » (p. 145)
Nathalie Nabert offre un beau livre de spiritualité, avec de nombreuses citations (en trop petits caractères peut-être). En fin de volume, de brèves notices aident à situer les auteurs chartreux cités, habituellement peu connus. On aurait pu souhaiter aussi un index des termes moins courants comme acédie, anagogique, cénobite, évagrien, kénose, etc.
Si la spiritualité cartusienne nous paraît inaccessible, réservée à quelques-uns, il est bien de se rappeler qu’elle existe dans le christianisme où elle a sa place et livre son message propre. Elle témoigne de la permanence de la soif d’absolu au cœur de l’être humain et, en même temps, elle rappelle que cette soif doit être évangélisée, doit être « sauvée » pour ne pas s’égarer. Elle aide aussi chaque baptisé, quels que soient son état de vie, sa situation, ou sa mission, à ne pas perdre de vue l’essentiel, à se recentrer régulièrement sur la recherche gratuite de Dieu.


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