Editions BEAUCHESNE

23.00 €

LES LARMES, LA NOURRITURE, LE SILENCE

LES LARMES, LA NOURRITURE, LE SILENCE

Ajouter au panier

Date d'ajout : dimanche 03 janvier 2016

par Fabrice WENDLING

REVUE : CAHIERS DE CIVILISATION MÉDIÉVALE, T 47, 2004

Le présent ouvrage, sous-titré Essai de spiritualité cartusienne, sources et continuité par son auteur, Nathalie Nabert, directrice du C.RE.S.C. (Centre de Recherches et d'Études de Spiritualité Cartusienne, Institut Catholique de Paris), ainsi que du Projet de Dictionnaire de Spiritualité Cartusienne, ouvre de très belle façon la collection qu'elle dirige sur la spiritualité cartusienne : édité l'année du neuvième centenaire de la mort du fondateur de l'Ordre des chartreux, Bruno de Cologne, il s'offre au lecteur à la fois comme une introduction richement documentée aux fondements tant traditionnels que spécifiques de cette spiritualité, avec des aperçus contemporains qui manifestent, si besoin était, la remarquable stabilité de l'Ordre dans le temps (comme le rappelle la devise latine Cartusia nunquam reformala quia nunquam deformata), et comme un texte à goûter, qui partage avec ferveur la beauté d'un idéal et d'une vie bien éloignés de la mentalité séculière moderne - le signataire de la préface, le cardinal Paul Poupard, atteste d'ailleurs qu'il y a dans ce livre au moins autant à méditer qu'à comprendre.
Trois grandes sections, qui reprennent chacune un élément du titre de l'ouvrage, partagent cet essai : la première est ainsi consacrée aux larmes (p. 13-39), la seconde à la Parole comme nourriture de l'âme (p. 41-73), et la troisième au silence (p. 75-142). Un prologue (p. 1-11), intitulé « Un murmure divin », présente auparavant, en quelques pages denses et claires, la naissance de l'Ordre, le contexte spirituel où s'est élaboré l'idéal cartusien autour de saint Bruno, et les lignes de forces du propositum des chartreux ; un épilogue (p. 143- 145), qui a pour titre « Marie l'écoutante », conclut enfin avec discrétion sur la tonalité mariale de la vocation cartusienne, faite avant tout, comme le répètent à l'envi les moines chartreux, de Bruno de Cologne à Jean-Baptiste Porion et de Jean de Montemedio à Dom Guillerand, de simplicité et de virginité intérieure. Ajoutons que, tout au long de l'ouvrage, les auteurs chartreux sont abondamment cités, ce qui permet au lecteur d'entrer en familiarité avec une spiritualité que, peut-être, il connaît peu.
Le choix de ces trois grands thèmes n'a en réalité rien qui doive surprendre : les larmes, signe physique de la contrition et de la componction, sont pour les moines au fondement de toute vie spirituelle authentique, comme en témoigne d'ailleurs toute la littérature patristique et monastique d'Occident depuis saint Augustin jusqu'à saint Bernard et au-delà en passant par saint Grégoire, saint Bruno ou Jean de Fécamp ; la Parole divine, dans la pratique de la lectio diuina, est naturellement au cœur de la vie monastique ; quant au silence, enfin, les Statuta Ordinis Cartusiensis et les textes des premiers chartreux attestent, si besoin était, son importance essentielle dans l'Ordre.
La spiritualité des larmes traverse quasiment tous les écrits mystiques des moines de l'Antiquité tardive et du Moyen Age. Mais l'intérêt principal de la section qui leur est consacrée dans ce livre est de mettre en lumière, après un rappel des éléments fondamentaux de la tradition sur le phénomène lacrymal, comment les chartreux ont rattaché ces éléments à leur propre spiritualité. Dans cette perspective, N. Nabert relie les différentes valeurs que prennent les larmes dans l'ascension intérieure du moine aux étapes de la vie spirituelle que Hugues de Balma, reprenant d'ailleurs l'enseignement le plus traditionnel, développe dans sa Théologie mystique, c'est-à-dire les trois voies purgative, unitive et illuminative. Les larmes, ordinairement, sont spécialement attachées à la première étape : aussi N. Nabert parcourt-elle d'abord les trois moments de contrition, de componction et de conversion qu'elles accompagnent, moments que l'on peut lire en filigrane dans l'oraison prononcée sur les futurs profès temporaires au cours de la cérémonie de vêture de la cuculle, signe de purification, de dépouillement intérieur et de mort à soi-même. Cependant, après l'expérience intime de la conversion, les larmes continuent de marquer l'avancée spirituelle du moine : non seulement, sur le chemin de l'illumination intérieure, elles éclosent nécessairement au cours de l'oraison, témoignant de la vérité de la prière, de la sensibilité du moine à la bonté divine et à la misère du prochain, et de la force de son combat contre les pièges de l’acédie, mais nous les retrouvons encore au seuil de l'union divine, où elles signifient l'intense désir de Dieu et annoncent la joie de la Présence, la grâce unitive ; alors elles peuvent s'effacer, laissant le moine seul à seul avec Dieu pour se nourrir de son Verbe.
L'assimilation de la Parole, ensuite, tient place entre l'action des larmes et le silence de la contemplation : à travers les étapes qu'a notamment balisées Guigues II dans son Échelle des moines, à savoir la lecture, la méditation, l'oraison (l'étape ultime, la contemplation, n'étant pas le fruit de l'activité de l'homme mais du don gratuit de Dieu), elle suit un itinéraire qui va de l'extérieur à l'intérieur, comme l'attestent d'ailleurs l'identification fréquente de cette assimilation à la communion eucharistique et la métaphore de la manducation du Verbe empruntée au livre de l'Apocalypse (10, 9). D'autres images font comprendre à quelle profondeur s'accomplit cette appropriation méditée du Verbe divin : celle du puits de la Parole, qui identifie la lectio-meditatio à une activité de forage, de descente dans le texte pour en puiser l'eau vive ; celle des plaies du Christ et de son côté ouvert, qui fait de la lecture de l'Évangile un chemin de communion à l'humanité souffrante du Crucifié, chez Lansperge notamment ; celle, aussi, du feu divin qui, dans l'écoute priée de la Parole, consume l'orant. Ces différentes images, en tout cas, renvoient à la doctrine des sens spirituels, qui permettent l'expérience ineffable de Dieu par la médiation de la Parole, et conduisent le moine à goûter la bonté de Dieu dans le silence du cœur et du corps.
La troisième section, enfin, est ainsi consacrée au silence de la contemplation : N. Nabert y scrute à la fois ce qu'elle appelle joliment « l'architecture du silence » - expression qui recouvre le cadre spatio-temporel dans lequel s'exprime le choix cartusien du silence, depuis la configuration originale des lieux qui sont construits pour ménager des espaces de silence de plus en plus sanctuarisés (le désert, la clôture et la cellule), jusqu'au temps épiphanique de la liturgie qui fixe l'âme du moine en Dieu, dans un silence de l'esprit et du cœur que favorise la simplicité voulue de l'Office, en passant par le conseil de pauvreté vécu jusqu'au détachement absolu -, et ce qu'elle nomme le « labeur du silence », dans un chapitre qui s'attache à décrire comment le chartreux, dans le quotidien de sa vie (la copie des manuscrits p. ex., tâche qui s'apparente à une prédication silencieuse), garde et nourrit ce silence qui le ferme aux préoccupations de la terre et à la tyrannie du moi pour l'ouvrir à l'amour oblatif et au repos en Dieu. On retiendra notamment, dans cette longue section, la belle analyse que N. Nabert offre de la cellule : s'appuyant sur les consonances entre ciel, caelum, et cellule, cella, elle présente cette dernière, à la lumière des textes cartusiens, comme un lieu de passage - de Pâque entre la terre et le ciel et d'épanouissement du désir des biens célestes ou, pour reprendre l'image de Jean Climaque, une échelle qui conduit au ciel. Cependant, la garde de la cella, si essentielle au propos cartusien, n'est que la condition de celle plus précieuse encore du cubiculum cordis, de ce cœur profond où le chartreux rejoint la présence de Dieu : le progrès spirituel est ainsi, pour le moine voué au silence de la cellule, à la fois une ascension vers les joies du ciel, et une descente à l'intime, là où il est séparé des vains bruits du monde.
Le livre se clôt sur un ensemble très appréciable de notices sur les auteurs chartreux cités : leur nombre et leur diversité, depuis les grandes figures fondatrices jusqu'à des personnages plus humbles et certainement moins connus du public, même familier de la période médiévale (tant les chartreux ont su rester fidèles à leur vocation de vie solitaire et cachée), sont un éloquent reflet de la grande richesse de cet ouvrage, difficile à résumer en vertu de cette densité même, qui cependant ne nuit jamais à la clarté de l'ensemble. Un livre signé d'un des grands spécialistes des chartreux aujourd'hui, à méditer et à lire, pour mieux connaître la spiritualité et la vie de ces moines voués à l'Absolu.


Donnez votre avis Retour
RECHERCHER DANS LE CATALOGUE BEAUCHESNE

aide


DICTIONNAIRE DE SPIRITUALITÉ
ÉDITION RELIÉE
DS

LE COMPLÉMENT PAPIER INDISPENSABLE DE :

DS
ÉDITION EN LIGNE




EN PRÉPARATION
LA RÉVOLUTION DE L’ÉCRIT. EFFETS ESTHÉTIQUES ET CULTURELS

FOLIES ET RIEN QUE FOLIES

Fascicule I
dans la même collection
Fascicule II Fascicule III Fascicule IVa Fascicule IVb

PENSÉE SYMPHONIQUE

LE POUVOIR AU FÉMININ

JEAN BAUDOIN (CA. 1584-1650) Le moraliste et l’expression emblématique

Écrits sur la religion


L'Education Musicale


SYNTHÈSE DOGMATIQUE

Partager et Faire savoir
Partager sur Facebook Partager sur Twitter Partager sur Google Buzz Partager sur Digg