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04- LA PASSION DES JONGLEURS

04- LA PASSION DES JONGLEURS

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Date d'ajout : mardi 02 mai 2017

par Ulla JOKINEN

NEUPHILOLOGISCHE MITTEILUNGEN, LXXXV, 1981

La thèse d'Anne Perry, soutenue à Emory University en 1978 et imprimée par les soins du professeur Jonathan Beck et de M. Chuck Perry après la mort accidentelle de l'auteur, survenue en 1980, est un ouvrage qui témoigne de l'enthousiasme et de l'érudition de son auteur.
II est établi depuis longtemps que la PJ, poème narratif en octosyllabes à rimes plates, qui remonte à la fin du XIIe ou au début du XIIIe siècle (p. 18), constitue la source principale des premières passions dramatiques en langue française. Grace Frank, la savante éditrice des Passions du Palatinus et d'Autun et quelques autres en ont donné plusieurs preuves décisives. La popularité de la PJ a dû être grande, si l'on en juge par le grand nombre de manuscrits et de versions parallèles conservés, dont la plupart datent du XIIIe ou du XIVe siècle.
Deux versions de la PJ ont été publiées, l'une par Hermann Theben et Erich Pfuhl à Greifswald en 1909, l'autre par Francis Foster à Londres en 1916. AP a pensé qu'une nouvelle édition se justifiait. En effet, l'édition de Theben et Pfuhl n'est qu'une transcription dénuée d'introduction, de notes, de glossaire et sans la discussion des aspects littéraires, socioculturels et historiques ; quant au texte édité par Foster, il se base sur une version anglo-normande donc, d'après l'éditrice, de moindre intérêt que celui de l'édition présente, qui est rédigé "dans le francien typique du XIIIe siècle" (p. 19).
Geufroi de Paris a inséré ce poème jongleresque dans la vaste compilation (21244 vers) d'histoire sacrée et apocryphe qu'il a intitulée la Bible des sept estaz du monde (B.N. Ur. 1526), datée, jusqu'à nouvel ordre, de 1243. Les sept états, dont les sources sont pour une bonne part apocryphes, sont les suivants : 1. Ancien Testament ; II. Nouveau Testament ou Estoire du Saint Sauveor ; III. Enfer ; IV. Purgatoire ; V. Condicion Humainne ; VI. Antéchrist; VII. Li Jugement Dernier. Le récit de la passion y occupe les feuillets 92°r - 126°r.
L'éditrice discute en détail des sources de la PJ qui comporte en tout 3894 vers.
Le récit de la passion se base, bien entendu, sur les évangiles canoniques, mais certains épisodes et motifs dérivent des évangiles apocryphes qui jouissaient d'une faveur considérable au Moyen Age: ainsi la descente aux enfers a pour source directe l'Évangile de Nicodème. D'autres thèmes et détails se retrouvent dans des écrits latins de théologiens, comme l'Historia Evangelica de Petrus Comestor. Mais pour beaucoup de motifs, on doit se contenter de sources hypothétiques, ainsi pour l'épisode intitulé Sidonie et l'étoffe (vers 3185-3478), qui reprend la légende de Véronique et la Sainte Face (voir Anne Perry: Sidonie et le Sidoine : Remarques sur une légende médiévale, NM 1/1982 pp. 78-82).
La PJ, source reconnue des premières Passions françaises, occupe une position clef entre, d'une part, la narration pure et, de l'autre, le drame pur, c.-à.-d. une représentation réaliste de la passion par le moyen de personnages. En effet, la PJ a déjà un caractère semi-dramatique : de caractère essentiellement narratif, elle comprend un bon nombre de dialogues. Ce texte devrait donc nous éclaircir substantiellement sur quelques questions abondamment discutées parmi les médiévistes : quel est le rôle et la fonction des passages narratifs de pareils poèmes ; dans quelle mesure le jongleur a-t-il "joué" les différents personnages du poème ; de quelle manière s'est effectuée la transition d'une œuvre exécutable par un jongleur à une pièce dramatique de plusieurs personnages, etc. Aussi les chap. III (L'art de la narration dans la PJ) et IV (Mimésis et mimique : la PJ et le théâtre) sont-ils les plus séduisants de l'ouvrage. La "confusion" des temps verbaux en afr. surtout dans les chansons de geste et les autres genres destinés à l'exécution orale a soulevé beaucoup d'opinions contradictoires. L'auteur cite M.A. Hatcher, d'après qui "le présent aide à meure en relief l'évocation de l'émotion, le passé la transition, le passé simple le reportage neutre" (p. 55). AP n'adopte pas d'attitude nette dans cette question ; d'après elle la technique n'est observée de façon homogène que dans les chansons de geste et dans les plus anciennes Vies de saints, où la rareté du dialogue rendait nécessaire l'alternance des temps narratifs. Pour la PJ, où le dialogue joue un rôle prépondérant, la question n'est pas pertinente.
Un autre problème, qui a suscité l'intérêt des critiques jusqu'à nos jours, porte sur les interventions personnelles du jongleur. AP suit la classification de Minette Grunmann qui distingue les interventions du narrateur/clerc de celles de l'interprète/jongleur. Parmi les premières elle compte a) annonces ou transitions : orrez, plaist vos aïr ; b) formules de présentation : es vos ; c) exclamations émotionnelles : Ah.' Deus.' La voix de l'auteur présente cinq différentes catégories, formules de brévité, digressions didactiques, prières, sermons, affirmations de véracité, allusions à la source, etc. AP considère, néanmoins, qu'il est hasardeux de faire une distinction trop catégorique entre la voix du narrateur et celle du jongleur; l'œuvre était toujours destinée à l'exécution orale ; tous les détails de la forme versifiée, à commencer par la rime, jouaient un rôle mnémotechnique. L'auteur suppose pourtant qu'il n'était plus possible pour le jongleur de réciter le poème par cœur - vu surtout la longueur de la PJ et sa forme : les octosyllabes à rimes plates sont difficiles à apprendre par cœur. Il était plus probable qu'il lisait simplement Ies passages narratifs. II pouvait aussi se servir d'images comme le suppose Émile Roy (p. 70) et être assisté d'un groupe. Les livres hagiographiques et didactiques étaient souvent ornés de miniatures qui, outre qu'elles articulaient le texte à lire, servaient à l'instruction du peuple. L'auteur cite Robert Edwards : "book illustration is only one step away from drama" (p. 73). De toute façon, le développement est intéressant : 1) exécution orale : le rapport narrateur-interprète est problématique ; 2) plus les textes deviennent compliqués, plus s'accentue le rôle des images ; 3) le texte est lu, les images portent le germe du drame.
Dans le chap. IV, l'éditrice discute, non sans quelques redites, les rapports entre la PJ et le théâtre proprement dit. Les témoignages de l'art mimique des jongleurs et de leur habileté à contrefaire plusieurs personnages sont nombreux. C'est la base même d'un genre dramatique, le "monologue dramatique". L'auteur constate (p. 77) que "le monologue dramatique est un genre indépendant, intermédiaire entre la farce et le fabliau." Mais, comme l'a soutenu Grace Frank (p. 78), "le genre dramatique n'était pas très consciemment séparé du genre narratif, témoin Aucassin et Nicolette, "chante-fable", décrite par son éditeur Mario Roques comme mime, susceptible d'être exécuté par une seule personne. Il est toujours possible que les modes de représentation aient varié.
Pour les premières passions dramatiques, il reste pourtant une question épineuse, demeurée sans solution : les passages narratifs qui se distinguent des passages en discours direct par l'emploi des verbes au passe, tandis que les prologues et les dialogues emploient le présent, le futur, le subjonctif, etc. Pour la Passion d'Autun François Schumacher a émis quatre hypothèses : 1) les éléments narratifs en question auraient été destinés à la lecture ou à renseigner le metteur en scène, et on les aurait omis à l'occasion de la représentation ; 2) un lecteur les aurait récités ; 3) toute la pièce aurait été récitée par un seul jongleur ou acteur ; et 4) les éléments narratifs ne seraient que des indications scéniques versifiées. Au début, Schumacher lui-même soutenait la quatrième, mais après une discussion très animée, à laquelle participaient nombre de médiévistes éminents, il a rejeté toutes ces hypothèses et opté pour une cinquième, d'après laquelle Autun, d'origine dramatique, aurait été adapté à la lecture. C'était aussi l'opinion de Grace Frank et d'Alfred Jeanroy. Les spécialistes ne sont toujours pas unanimes sur cette question. Vu la diversité d'opinions, AP se retient de tirer des conclusions nettes et sûres de la tradition théâtrale de la PJ. Elle se contente de dire (p. 92) : "II est possible que la PJ ait été présentée à l'aide d'images, mais cette hypothèse n'est pas nécessaire à l'interprétation de sa représentation. Que la passion ait été lue à haute voix par un exécutant devant un public, qu'elle ait été plutôt mimée par des acteurs et "menée" par un lecteur, ou bien qu'elle ait été effectivement jouée dans le sens pleinement dramatique du mot, par acteurs, parmi toutes ces options il n'y a qu'une différence de degré et non de nature ; et de quelque façon qu'un régisseur de troupe ou qu'un jongleur solitaire ait choisi de la (re)présenter, elle devait répondre aux besoins du moment."
Comme le souligne l'éditrice à plusieurs reprises, nos connaissances sur l'auteur du poème sont quasi nulles. Son nom figure pourtant, dans le prologue de la passion. Gesfroi de Paris sanz celee / A ceste bible compillee. Les initiales de chacun des sept livres devaient former un acrostiche au nom de l'auteur. Le début du premier livre manque, mais les autres six commencent par E, V, F, R, 0, A. Comme le nom figure sous plusieurs formes en -oi dans le texte, Gesfroi, Geffroi ou Geifroi, l'éditrice adopte, avec Paul Meyer, et contre l'acrostiche, la forme Geufroi. L'auteur de notre poème ne doit pas être confondu avec un autre du même nom, du siècle suivant, dit aussi Geoffroi des Nés, à qui est attribuée une chronique rimée sur Philippe le Bel, allant de 1300 à 1317. La dernière publication de cette chronique a été faite en 1955 par A. Diverrès. La question de l'identité ou de la non-identité des deux Geoffroi du XIVe siècle a été discutée p.ex. par N. de Wailly et Ch.-V. Langlois. Le problème serait sans importance pour le présent ouvrage, si on ne confondait quelquefois Geoffroi des Nés avec l'auteur de la Bible, comme p.ex. dans le Dictionnaire des Lettres françaises, Le Moyen Age par Bossuai et al. Notons ici que Raphael Levy dans sa Chronologie approximative de la littérature française du Moyen Age date la Bible de 1243 et les œuvre bien connue, Li Geoffroi des Nés de 1313 à 1326, mais il ne connaît pas la Chronique rimée, ni un deuxième Geoffroi de Paris. AP ne cite pas du tout ces détails.
La date du ms. pose aussi quelques problèmes. Le texte est daté dans l'épilogue de la Bible : Mil et .cc. anz touz nombrez/Et .xliii .. touz de fi. Dans son récit de la passion, Geuffroi a interpolé la plainte de Marie au pied de la croix, qu'il avait copiée presque mot à mot des strophes 7 - 36 d'une œuvre bien connue, Li Regrés Nostre Dame de Huon le Roi de Cambrai. Li Regrés, édité par Arthur Lângfors en 1907, a dû voir le jour entre 1244 et 1248. Rien ne nous autorise à croire que la Bible, qui imite Li Regrés, ait été écrite avant. Lângfors propose la date 1263 pour la Bible, en supposant une transposition des chiffres romains: xliii au lieu de lxiii. L'éditrice ne retient pas cette hypothèse et observe : "La question reste donc irrésolue et il nous semble plus prudent d'accepter la date inscrite clairement dans la Bible, 1243, que de conjecturer à partir d'allusions peu précises." A notre avis, il aurait fallu au moins laisser la question en suspens, d'autant plus que Levy, o.c., date Li Regrés de 1247.
Par ailleurs, l'édition est soignée et la transcription facile à lire. Le texte est accompagné de notes qui portent et sur la forme et sur le fond. L'édition est munie d'un index des noms propres et d'un glossaire.
En affirmant que la langue est "le francien du XIIIe siècle", l'éditrice donne des commentaires grammaticaux assez succints. Notons que le texte comporte un assez grand nombre de picardismes, relevés d'ailleurs par AP. Les explications grammaticales sont en principe correctes. Nous nous permettons d'y ajouter quelques petites remarques. - P. 97, Phonologie et Orthographe, l'auteur constate: "Bref, la diphtongaison de e libre accentué et de e + palatal n'est pas uniforme dans notre texte, d'où ... l'hésitation entre, p.ex. desoivre 2073 et desevrer 3159." Il n'est pas question d' "hésitation", mais d'alternance vocalique dans les syllabes accentuées/inaccentuées du radical. - P. 102:4 : "Une ancienne forme, bizarre mais attestée, de l'imparfait de l'indic. à la 3e pers. sg.: aprismot. quiot. menot. etc." Les formes en -ot font partie du paradigme de l'Ouest, évincé, au XIIIe siècle, par les désinences actuelles, issues des formes des conj. II et III (cf. Pope §§914, 916). - P. 103, Pronoms relatifs, qui pour que, dans p.ex. ceus qui j'avoie fez, etc. L'auteur explique qui comme "une erreur du copiste qui a confondu les abréviations de qui et de que." Une erreur du copiste est toujours possible, mais il ne faut pas oublier que l'afr. possédait encore une forme régime tonique, provenant du latin cui.
Au glossaire on aurait pu ajouter les entrées suivantes : - v. 46 vain = éreinté, abattu (De jeüner furent tuit vain); - v. 97 descrevez = écorché (les pieds du Christ); - v. 151 et passim, diva, excl. 'allons', 'allons donc'; - v. 556 enchaust (Gardez ne vous enchausf noient). L'auteur fait dériver cette forme de l'infinitif enchaussier/ enchaucier 'poursuivre, presser vivement' (Notes p. 219) ; à cause de la forme du subj. imparf., nous proposons encheoir/escheoir, cf. Gdf. III 383c escheoir de rame 's'échapper de souvenir', également, Rheinfelder Altfr. Gr. Il § 540 escheeir 'verlorengehen'; dans tous les cas, le sens est 'échapper'; - v. 762 corporables ('coupable') ; s'agit-il d'une fausse lecture ou d'un hapax sémantique' ! Godefroy connaît corporable, mais au sens 'corporel'; - v. 1829 luis = lieu (Cest vo cors plain en. v. luis). cf. p. 98:5ii: fuiz pour fius; - v. 1975 prisme = heure canonique de prime; - v. 2194 et suiv. estoper = boucher; - v. 2327 piment = vin d'épices ou de miel; - 3022 boens = heureux, béat; - v. 3210 issi = de cette manière (En chaSlee usa sa vie. lui le volt le filz Marie).
Quelques remarques d'interprétation ou de grammaire: - v. 156 voz au lieu de vostre, VO, ace. du fém. sg. (Mes longuement ne m'aroiz mie, Ainz guerpiré voz compaignie; cf. Math. 26: 11: "Car vous avez toujours des pauvres avec vous, mais vous ne m'avez pas toujours"); - v. 256 lei pour li/le (Beneist lei [= le pain] et si leur tent); - v. 520 En ses amis n'or qu'endormir (Christ revient chez les disciples après avoir prié sur le Mont Olivier); n'Of qu'endormir, formule épique, aurait exigé une explication (cf. Moignet, Gr. de l'afr.p. 198), ot est p.s. de aveir; - v. 1904 Cist grant tormez doit non pas estre n'a pas de sens à notre avis. Lângfors interprète nonpars du ms. comme nonpers 'non pareil, qui surpasse tous les autres'. - v. 2104-2105 Aus pardonner (Quant lu ceus qui parmi les mains 1 Et parmi les piez t'ont feru, Aus pardonner, bien l'ai veü) est, également, curieux. Aus est d'après Pope §§ 482, 549 une variante septentrionale ou de Nord-est de eus dérivant de habuisti. S'agit-il ici d'une faute du copiste pardonner pour pardonnez? - v. 2712 aumoire dans Euvre les portes de t'aumoire est problématique. L'éditrice y voit une variante d'almaire, aumaire, 'coffre', 'lieu fermé' en rejetant l'interprétation de Pfuhl: Euvre les portes de tain noire, à cause de la forme féminine noire. Même difficulté, si nous proposons : 'Ouvre les portes d'airain noir', ce qui, à notre avis, convient beaucoup mieux dans le contexte.


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