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LE SUJET DES ÉMOTIONS AU MOYEN ÂGE
[200005]

LE SUJET DES ÉMOTIONS AU MOYEN ÂGE

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Date d'ajout : vendredi 21 septembre 2012

par Didier LETT

REVUE : ANNALES 2012 n° 1 janvier-mars

En 2008, Bernard Lahire et Claude Rosental se demandaient : « Comment les sciences sociales peuvent-elles contribuer à l'étude des faits cognitifs ? » ou « En quoi les catégories cognitives individuelles sont-elles indissociables des formes de vie sociale?» (1). En s'intéressant aux émotions individuelles (concept, origine, nature et manifestation) à l'époque médiévale, cet ouvrage vient apporter de précieux éléments de réponse à ces questionnements.
Malgré le livre pionnier de Georges Lefebvre sur la Grande Peur de1789 ou l'article souvent cié de Lucien Febvre (2), l'histoire, comme la sociologie et l'anthropologie, a longtemps rejeter les émodons en dehors de son champ d'étude, les abandonnant aux psychologues. Les historiens avaient admis que la manifestation des émotions était un phénomène « naturel » ou qu'il fallait attendre le « processus de civilisation des mœurs » pour passer des émotions-instincts à la raison et au contrôle de soi. En partie pour contrecarrer cette assertion et parce qu'aujourd'hui les études sur les émotions affectent l'ensemble des sciences humaines, les travaux des médiévistes se sont développés depuis une dizaine d'années, d'abord aux États-Unis avec Barbara Rosenwein et son concept de « communauté émotionnelle », en Italie avec Carla Casagrande et Silvana Vecchio, et en France avec le numéro de la revue Critique paru en 2007(3).
L'introduction dresse un bilan très complet des avancées récentes dans les différentes sciences. En psychologie et en philosophie depuis les années 1950-1960, puis en anthropologie, s'est développé un puissant courant qui souligne la composante cognitive dans les mécanismes de l'affectivité. Ce mouvement a profondément ébranlé notre conception du binôme opposant raison et émotion et nous a fait prendre conscience de la place des émotions dans les processus sociaux et historiques. Au Moyen Âge, l'antagonisme se situe moins entre émotions et rationalité (qui ne prend vraiment forme qu'avec René Descartes) qu'entre passions négatives résultant de la Chute et affects vertueux orientés vers Dieu. À la suite de cette introduction, Annie Piolat et Rachid Bannour font le point sur l'apport de la psychologie cognitive à une science de l'émotion. L'ouvrage est ensuite divisé en trois parties, chacune précédée d'une courte introduction rédigée par Paulette L'Hermite-Leclercq, et se termine par une conclusion confiée à un philosophe, Pierre Livet. Je retiendrai cinq thèmes qui m'ont paru centraux: le vocabulaire des émotions, l'importance de la douleur, de la souffrance et de la compassion, le moment scolastique, les différentes communautés émotionnelles et le genre des émotions.
Le terme « émotion », défini comme une manifestation force, immédiate, soudaine, et très souvent corporelle, n'apparaît en français qu'en 1534. Mais le latin médiéval dispose d'un riche lexique : passion, affectus, perturbatio, inclinatio, motus animae ... B. Rosenwein insiste sur la nécessité de dresser une lexicologie historique des émotions. Elle s'y emploie à partir de Cicéron et de la Vulgate pour mieux saisir les changements lexicaux qui s'opèrent au cours de l'époque médiévale. À partir de la lecture des théoriciens des arts du langage du xiiie siècle, Irène Rosier-Catach s’intéresse aux interjections des émotions, c'est-à-dire à ce qui existe entre affect et concept ou, pour le dire autrement, entre l'instinctif et le rationnel. Pierre Levron analyse le vocabulaire de la mélancolie dans quelques textes littéraires des xiie et xiiie siècles, propice à l'expression d'émotions violentes : furieuse colère, amour excessif, tristesse dépressive ou joie extravagante.
La très grande majorité des contributions mettent l'accent sur la forte valorisation de la douleur et de la souffrance. Comme le montrent C. Casagrande et S. Vecchio, la pensée d'Augustin, de Cassien ou de Grégoire marque une profonde rupture avec la philosophie antique en réconciliant les émotions et les vertus. Au lien passion-sagesse se substitue le lien passion-salut car Dieu, devenu homme, a éprouvé toutes les passions humaines et a sauvé l'humanité par sa Passion. C'est ce qui explique, selon Emanuele Coccia, la sévérité des penseurs chrétiens à l'égard de la position stoïcienne qui valorise l'indifférence émotive. Dans cette nouvelle configuration des émotions, la douleur devient centrale. Acceptée, elle est la voie du salut par excellence. Chez les mystiques, elle est même revendiquée et assumée, signe d'une élection divine et assurance d'une place dans l'au-delà. Ce qui compte pour elles, c'est l’imitation des souffrances du Christ. La cistercienne Lukarde d'Oberweimar (1262-1309), étudiée par Piroska Nagy à partir de sa biographie rédigée par un clerc anonyme peu après sa mort, porte les stigmates durant 28 ans. Benoît Beyer de Ryke, qui examine l'expression des émotions dans la Vita d'Henri Suso (v. 1295/1297-1366), Le Livre qui se nomme Suso (disciple de Maître Eckart chantre de la mystique spéculative rhénane), en particulier au sein de la forte amitié qui s'est nouée entre Suso et sa fille spirituelle, la dominicaine Elsbet Stagel, qualifie cette volonté d'imitation de la Passion du Christ de « mystique de la souffrance ». Dans la peinture flamande du xve siècle, étudiée par Federica Veratelli, la douleur s'exprime par les larmes qui envahissent même le visage des saints ou de Marie, traditionnellement secs et sereins, et par la gesticulation de leurs bras et de leurs mains.
Ces formes d'expression des émotions dans l'iconographie de la fin du Moyen Âge sont propres à l'Occident, comme le montre Anna Caiozzo en étudiant les miniatures des manuscrits princiers turco-mongoles des xiiie-xve siècles où, pour exalter le prince, montrer sa supériorité, l'image donne à voir des héros impassibles, qu'ils combattent sorcières ou dragons ou qu'ils soient blessés à mort. La centralité de la souffrance et de la douleur dans le christianisme médiéval s'accompagne d'une forte compassion. Au haut Moyen Âge, l'odeur de sainteté provoque chez les fidèles une profonde joie mais aussi, comme l'explique Martin Roch, une forte consolation et un puissant réconfort. Les tableaux d'autel sculptés au Pays-Bas à la fin du Moyen Âge, analysés par Brigitte d'Hainaut-Zveny, sont conçus pour « faire pleurer », pour que la commisération éprouvée par le chrétien lui permette d'entrer en contact avec le sacré.
La césure essentielle liée à l'instauration du christianisme n'empêche pas des évolutions. Aux xie et xiie siècles, l'essor du naturalisme est propice à des réflexions sur les affects et leurs relations avec les vices et les vertus. Les discours sur le péché, l'intériorité ou la connaissance de soi abondent en émotions. Mais c'est surtout dans la pensée scolastique que les passions deviennent un trait distinctif de la nature humaine. La notion de « pré-affect », moment précis de la naissance des phénomènes affectifs dans l'âme, a joué un rôle central dans la conception chrétienne de l'anthropologie affective. On assiste, selon Damien Boquet, à une condamnation de plus en plus vive des émotions qui échapperaient au contrôle de la volonté, « préaffect » non maîtrisé qui serait le propre de l'animal et non de l'homme. Comme le montre Alain Boureau, en s'appuyant pour l'essentiel sur Jean de La Rochelle et Thomas d'Aquin (qui a placé un traité, De passionibus animae, dans sa Somme théologique), les penseurs du xiiie siècle ont investi le concept de « préaffect » pour penser la responsabilité du sujet.
B. Rosenwein a déjà montré qu'il est essentiel de prendre en compte la notion de « communauté émotionnelle ». En centrant son étude sur les réactions d'Anselme de Cantorbéry à la mort de son ami et disciple Osberne, Jean-François Cottier évoque celle des bénédictins et F. Veratelli montre que la mise en scène de la douleur dans la peinture flamande du xve siècle vise à conforter le milieu dans lequel est produite cette iconographie, à savoir les différentes cours européennes qui partagent des goûts communs et recherchent dans l'image un support à la médiation personnelle ou collective.
Quelques articles posent enfin la question du genre des émotions, en particulier ceux qui analysent les récits mystiques puisque, dans ce cas, il s'agit soit d'un homme qui retranscrit des émotions qui ont été vécues par une femme, soit d'une collaboration entre le confesseur et la mystique. Les travaux d'Amy Hollywood ont nuancé la thèse de Caroline Bynum selon laquelle il y aurait eu une opposition radicale et systématique entre hommes et femmes dans leur rapport à la nourriture et à l'hostie (4). Si l'on compare les écrits des mystiques elles-mêmes avec leurs Vitae rédigées par des hommes, on se rend compte que les premiers sont bien moins émotionnels et psychosomatiques que les secondes. C'est ce à quoi s'emploie Veerle Fraeters en montrant que si les hagiographes (des hommes) de la béguine Hadewijch de Brabant (milieu du xiiie siècle) et de la cistercienne Béatrice de Nazareth (morte en 1268) insistent sur les terribles souffrances physiques, les jeûnes éprouvants, les fortes mortifications ou les spasmes intenses, les propres écrits de ces deux mulieres religiosae (le traité sur Les sept manières d'amour de Béatrice et les lettres, récits de visions et chansons de Hadewijch) ignorent ces manifestations extrêmes pour se concentrer davantage sur l'union de la béguine et de son amant divin. Cette réflexion sur le genre est également présente dans la contribution de Naama Cohen-Hanegbi. En étudiant la description des troubles mélancoliques dans les consilia (recueils d'études de cas cliniques) des médecins italiens de la fin du Moyen Âge, elle montre que, même si les cas féminins évoqués sont bien moins nombreux, le sexe du patient ne joue pas un rôle central. Les symptômes observés et les traitements préconisés dans le cas de dépressions post-partum ressemblent fort à ceux que l'on constate pour les mélancolies masculines.
La seule critique que l'on peut adresser à ce brillant volume est de ne pas assez insister sur la très forte codification des représentations textuelles ou iconographiques des manifestations émotionnelles. Autrement dit, de proposer une histoire des représentations des émotions plus qu'une histoire de leurs pratiques sociales.

1 - Bernard LAHIRE et Claude ROSENTAL (dir.), La cognition ou prisme des sciences sociales, Paris, Éd. des archives contemporaines, 2008, p. 7.

2 - Georges LEFEBVRE, La grande peur de 1789 suivis de Les foules révolutionnaires, Paris, A. Colin, 1932; Lucien FEBVRE, « La sensibilité et l'histoire. Comment reconstituer la vie affective d'autrefois ? », Annales d'histoire sociale, 3,1941, p. 221-238.

3 - Barbara H. ROSEWElN, Emotional communities in the early Middle Ages, Ithaca, Cornell University Prcss. 2006; Carla CASAGRANDE et Silvana VECCHIO (dir.), Piacere e dolore. Materiali per una storia delle passioni nel Medioevo, Florence, SISMEL-Edizioni dcl Galluzzo, 2009; Piroska NAGY (dir.), « Émotions médiévales », Critique, 716-717, 2007.

4 - Amy HOLLYWOOD, Sensible ecstosy: Mysticism, sexual difference, and the demands of history, Chicago, University of Chicago Press, 2002; Caroline W. BYNUM, Jeûnes et festins sacrés. Les femmes et la nourriture dons la spiritualité médiévale, Paris, Les Éd. du Cerf, [1987] 1994.


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