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12. LE TEXTE COMME OBJET PHILOSOPHIQUE

12. LE TEXTE COMME OBJET PHILOSOPHIQUE

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Date d'ajout : mardi 22 août 2017

par Maria VILLELA-PETIT

REVUE DE L'INSTITUT CATHOLIQUE DE PARIS, juillet 1989

Alors même que les textes, et plus particulièrement, les textes les plus relevants de notre tradition ont, pour ainsi dire depuis toujours, donné lieu à des interprétations diverses voire divergentes, la notion de texte ne semblait faire l'objet d'aucun litige majeur, ni d'aucune considération philosophique spécifique. Déterminée par les pratiques et disciplines interprétatives (glose, commentaire, exégèse ; interprétation au sens aussi de représentation-performance... ), sa grammaire d'usage faisait preuve, récemment encore d'une assez grande stabilité.
Même l'émergence du projet d'une herméneutique philosophique, soucieuse de penser les opérations de compréhension impliquées dans l'interprétation des textes, n'était pas parvenue, à ses débuts, à altérer substantiellement une telle situation : on savait ou croyait savoir ce qu'était un texte, seule pouvant diverger ou être contestée la façon dont on l'interprétait.
Or, voici que, depuis quelques décennies, c'est tout le champ sémantique tournant autour de la notion de texte qui se trouve déstabilisé sous l'effet conjugué de théories et pratiques diverses : les linguistiques et les sémiotiques « structuralistes », la psychanalyse freudienne, les nouvelles théories littéraires, entretenant elles-mêmes des rapports avec ce qui précède, mais aussi avec ce qu'on a pu appeler « la pratique littéraire en abîme », où la littérature en tant que telle se met en scène. Parmi les « certitudes » les plus touchées: celle d'après laquelle un texte a, d'une part, un auteur en droit identifiable sous un nom propre (désignant un sujet singulier ou éventuellement collectif), et, d'autre part, une signification le rapportant à quelque chose qui n'est plus de l'ordre du texte (vie, réalité, monde, expérience, sentiments, voire monde « intérieur », monde « surnaturel », etc). Par ailleurs, si, dans le passé, des notions telles que « texte » ou « livre » ont joui d'un assez grand prestige, jusqu'à être étendues dans leurs usages métaphoriques aux dimensions cosmiques, ainsi de l'expression « le livre du monde », elles n'ont pu acquérir cette dimension qu'en se fondant justement sur le postulat d'après lequel le sens et, plus radicalement, l'origine du sens se trouvent hors texte, hors du texte. Or, dans sa dimension philosophique, la « déstabilisation » à laquelle il est fait ici allusion cherche précisément à atteindre la question du sens à sa racine transcendantale et métaphysique, et cela au moyen du réinvestissement d'un nouvel ordre de la notion même de texte. Il importe ici au premier chef d'amener à lire les textes (les textes littéraires ou qui peuvent et doivent être tenus pour tels) en les déliant de tout ancrage, de tout renvoi ontologique, ce qui ira de pair avec la disjonction entre la notion de texte et celle de livre. (Cette dernière notion étant alors envisagée comme compromise à la fois avec l'onto-théologie et avec le phono-logo-centrisme inhérent à la métaphysique, qu'il s'agit, dans le sillage heideggerien, de déconstruire, quitte à mettre en cause, à travers cette « déconstruction », le texte de Heidegger lui-même).
Le lecteur averti aura vu se profiler derrière ces trop brèves indications une démarche reconnaissable à un nom propre, celui de Jacques Derrida [En distinguant ainsi la démarche de J. DERRIDA, je suis consciente de faire injustice à d'autres démarches « déstabilisatrices », en particulier à celle de M. FOUCAULT. Mais force est de constater que ce sont les délinéaments derridiens qui se sont ici imposés comme faisant problème.]. Je ne prétends pas, loin de là, que cette démarche est bien connue, mais tout simplement qu'elle a exercé un certain nombre d'effets sur la façon d'approcher un texte et, au-delà, d'envisager la notion même de texte. Quoiqu'il en soit, la « question » qui a convoqué les auteurs de ce recueil avait à voir avec un paysage philosophique marqué dans ses reliefs ou dans ses pièges par des ouvrages tels que L'écriture et la différence, et surtout La dissémination. Très significatives à cet égard sont les contributions de J.-F. Catalan, de J. Greisch et de F. Jacques. Quoique plus indirectement, d'autres contributions au recueil ne demeurent pas non plus indifférentes aux issues devenues problématiques à partir d'une telle démarche. Par ailleurs, J. Derrida poursuit ses travaux non sans avoir peut-être pris quelque distance, comme le remarque J. Greisch (p. 265), à l'égard des positions qui étaient les siennes dans les années 70.
Cela étant, soulignons d'emblée une exception - celle de la contribution de J.-P. DESCLES, et Z. GUENTCHEVA - ce qui ne l'empêche pas d'être une des plus instructives du recueil. Car, bien qu'elle laisse de côté la problématique philosophique au profit d'une approche plus strictement linguistique, elle témoigne à son niveau des changements qui se sont peu à peu imposés à une linguistique du discours. Si l'objet de celle-ci était pour Émile Benveniste la phrase, comme unité minimale du discours, on a fini par s'apercevoir à quelles impasses une telle restriction conduisait. Il est, en effet. devenu manifeste que l'analyse des fonctions discursives et des distinctions grammaticales qui y sont impliquées requérait que soient prises en compte des unités d'ordre supérieur à la phrase et que l'on envisage comme des unités textuelles. On parle alors d'une linguistique du texte pour la distinguer d'une linguistique de la phrase. Énonçant d'entrée de jeu leur thèse, à savoir que « toute grammaire du texte doit nécessairement s'appuyer sur une analyse détaillée des formes et des valeurs des marqueurs grammaticaux » (p. 112), J.-P. Desclés et Z. Guentcheva offrent des analyses très convaincantes des valeurs aspecto-temporelles de l'imparfait et du passé simple dans un certain nombre de situations discursives. Argumentées à partir d'un choix judicieux de textes (texte étant ici entendu comme un enchaînement d'énoncés que l'on ne peut séparer sous peine d'incomplétude de la signification), ces analyses s'organisent autour d'une distinction binaire entre le registre énonciatif et le registre non actualisé, et d'une distinction ternaire ou « trichotomie » : état/processus/événement. Or, ce cadre de référence théorique leur permet de saisir et de mettre au jour des nuances significatives impliquées par l'usage contrasté du passé simple et de l'imparfait, lesquelles seraient demeurées improprement - voire incorrectement - analysées si l'on ne disposait que des oppositions binaires traditionnelles du genre : « ponctuel » (pour le passé simple) et « duratif » (pour l'imparfait).
Si l'on revient maintenant de la linguistique à la philosophie en tenant compte de la situation que j'ai essayé de caractériser ci-dessus, une des contributions les plus révélatrices est celle de J.-F. CATALAN : Vers l'inconscient du texte ? Psychanalyse et critique littéraire. Sans se confronter directement au travail de Derrida, l'étude critique de J.-F. Catalan suit de près les démarches de J. Bellemin-Noël Vers l'inconscient du texte, 1979 et de Sarah Kofman L'Enfance de l'art, 1970 ; Quatre romans analytiques, 1973 ; Lectures de Derrida, 1984 qui, tous deux, malgré leurs différences, entendent situer leur travaux à la confluence de Freud et de Derrida. L'intérêt de cette approche est de faire entrevoir ce qui advient de l'éventuel apport de la psychanalyse freudienne à une théorie littéraire, lorsque Freud lui-même est lu à partir des ouvrages de J. Derrida. Dans son ouvrage Vers /'inconscient du texte, J. Bellemin-Noèl refuse d'emblée toute « psychocritique », autrement dit que l'on recherche à travers l'ensemble du « corpus » d'un auteur des thèmes récurrents, des images obsédantes, lesquels renverraient à ses « mythes » personnels, voire à son « inconscient ». Seul peut se garder de la confusion déjà dénoncée par Proust entre la vie et l'écriture, confusion qu'une telle « psychocritique » présuppose et entretient, celui qui lit un texte pour lui-même, et non pour y découvrir la subjectivité de ce quelqu'un d'autre qui en serait l'auteur. Aussi, à propos du rêve de Swann dans Du côté de chez Swann, Bellemin-Noël pose-t-il la question décisive, parce qu'elle fait apparaître l'inanité de la quête de l'homme-auteur dans son œuvre : « Qui rêve ? » Swann (le personnage), Marcel (le narrateur) ou Proust (l'écrivain) ? Le rêve de Swann n'est pas à psychanalyser comme le serait le rêve d'un patient en cours d'analyse. Ce qui est à analyser ce n'est pas l'inconscient de quelqu'un mais l'inconscient du texte, celui qui s'indique à travers les jeux des signifiants constitutifs de sa textualité. (D'où. l'expression textanalyse : textualité qui persiste comme une « restance » irréductible à un sens que l'on saisirait par-delà le texte. Sont visées ainsi par la critique de J. Bellemin-Noël non seulement la confusion entre la vie d'un homme (ou d'une femme) et son travail d'écriture, mais aussi toute quête d'une identité personnelle qui, d'après Noël, ne peut être que fallacieuse. A l'encontre de ces considérations, je serais tentée cependant de dire ceci : s'il importe que l'on se rende compte, d'une part de la complexité de la question de l'auteur (et comment ne pas songer ici à l'expérience-limite du poète portugais Fernando Pessoa qui, à travers ses œuvres hétéronymiques - « hétéronymie » étant à distinguer de la pseudonymie - ne se laisse lire que comme renvoyant à un sujet éclaté, pluriel ?) et, d'autre part, de la nécessité méthodologique qui consiste à mettre entre parenthèses la question de l'auteur afin que l'on puisse être attentif aux effets de sens s'inscrivant à même le texte, au ras de sa textua1ité, peut-on pour autant exclure tout renvoi de l'œuvre à l'écrivain, alors même que, chez certains des écrivains les plus significatifs du siècle (Kafka, Pessoa), la passion de l'écriture s'indique justement comme la seule issue pour un existant en mal d'être, en manque d'identité, mais aussi en quête de soi ? [Un tel rapport à l'écriture de la part de l'écrivain est aussi visé dans la contribution de C. PERRET, lorsqu'au sujet de la « théorie de l'écriture » qui s'esquisse chez W. BENJAMIN, elle note (p. 245): « L'œuvre est produite par le sujet comme un défaut d'intimité à soi, comme le vide qui est aussi la condition de possibilité du réveil, de la prise de conscience, et qui est ainsi le seuil de l'histoire, du présent. .. »].
Encore plus lourde de conséquences que cette exclusion de l'auteur dans la considération d'un texte est la suppression de tout renvoi signifiant à un dehors du texte, c'est-à-dire à un dehors autre que celui constitué par un autre texte, dans l'enchaînement indéfini de textes se faisant par le truchement de ce que Derrida a désigné au moyen de l'expression « greffes textuelles » [Bien entendu, les études littéraires n'avaient pas attendu les travaux de Derrida pour mettre en relief le rôle joué par les figures et « topoi » traditionnels dans la composition d'une texture poétique. C'est même en tenant compte de tels « faits » que l'on est autorisé à parler d'une histoire littéraire ou d'une histoire de l'art. A cet égard, on trouve une remarquable réflexion dans l'ouvrage d'Ernst GOMBRICH, Art et Illusion. Ce qui cependant n'y est pas nécessairement impliqué, c'est que la littérature (ou l'art en général) soit un espace sans aucun dehors, un espace clos sur lui-même. Or, c'est précisément l'absence « absolue » de renvoi à quelque chose d'autre qu'elle-même, qui semble être postulée par J. Derrida, lorsqu'il écrit : « Telle écriture qui ne renvoie qu'à elle-même nous reporte à la fois, indéfiniment et systématiquement, à une autre écriture » (« La Double Séance » in La Dissémination, p. 229).]. Telle est pourtant l'autre présupposition assumée par la pratique derridienne de la lecture, présupposition qui reprise par Sarah Kofman, se durcit en quelques thèses pour le moins simplifiées, voire simplistes, ainsi qu'en témoignent les citations que fait Catalan de quelques passages significatifs de ses ouvrages. Devant de telles exclusions, de telles mises à l'écart, qui ne sont pas uniquement d'ordre méthodologique, J.-F. Catalan met très sobrement le doigt sur les distorsions que ces deux auteurs font subir à la psychanalyse freudienne dans leur souci de la rendre compatible avec le travail de J. Derrida.
C'est cet ensemble de positions, qu'à la suite de P. Ricœur [P. RICŒUR, « Le modèle du texte : l'action sensée considérée comme un texte » (1971) in Du texte à l'action - Essais d'herméneutique, II, Paris, Seuil, 1986, p. 188.] il qualifie d'« idéologie du texte absolu », que F. JACQUES décide d'affronter dans sa contribution Le moment du texte. Placée en tête du recueil, cette contribution cherche à couvrir l'ensemble de la problématique actuelle du texte en tenant compte des déplacements qu'elle a subis à partir de la linguistique structurale jusqu'à la pragmatique en train de se constituer, et qui pourtant produit déjà ses effets sur les théories littéraires, comme en témoignent les ouvrages de G. Genette. Il s'agit ainsi pour F. Jacques de replacer « le moment du texte » dans le procès plus originaire et élémentaire de la signifiance (p. 50). Comme la plupart des auteurs du recueil, je ne saurais que souscrire à une telle façon de considérer « le moment du texte », sans pouvoir néanmoins taire une réserve. Elle concerne le modèle de la communication interlocutive qui semble inspirer son approche. Or, n'importait-il pas de reconnaître que le rapport du lecteur au texte - et la question de la lecture, qui déjà s'indique au niveau même de l'écriture, ajustement retenu l'attention de F. Jacques - ne saurait être adéquatement pensé à partir du paradigme de l'interlocution? ,
Une autre question décisive est celle de la « référence », autrement dit du pouvoir du texte de renvoyer à un « dehors », qui soit hors la « clôture » du texte, ou des textes. Retenons cette remarque: « ...un texte ne s'épuise pas dans sa loi de composition et la règle de son jeu qui définissent sa texture: quelque chose excède le texte dans le texte même » (p. 40). Ici se fait aussi sentir, comme le souligne F. Jacques, la nécessité d'une typologie : « ...on doit se demander, écrit-il, comment se formule la question de la référence dans chaque type de textes » (p. 34). Mais, lorsque il s'agit des textes de fiction ou même du texte historique, doit-on encore désigner le rapport du texte à son « hors-texte », à l'autre du texte, en conservant le terme de référence ? La question se discute. Aussi, devenu conscient de certaines limites traditionnellement imposées à une problématique de la référence (le langage de l'observation et la logique extensionnelle), et après avoir lui-même abordé en ces termes la question du renvoi du texte à son autre (en amont et en aval du texte), Ricœur a-t-il préféré renoncer à la catégorie de la « référence » au profit de catégories telles que « représentance », « lieutenance », « figuration » et ses dérivés, « configuration », « refiguration » (Temps et Récit III). Or, c'est à l'aide de ces catégories que la notion si importante pour Ricœur et pour la question envisagée ici - celle de « monde du texte » - gagne toute sa pertinence. Comment F. Jacques se situerait-il vis-à-vis d'un tel déplacement chez Ricœur, ainsi que vis-à-vis de l'impasse - sur laquelle Ricœur a aussi tant insisté - à laquelle ne peut que conduire une tentative de comprendre le rapport du lecteur au texte sur le modèle du rapport interlocutif ? Ces mêmes questions pourraient également s'adresser à la contribution de M.-O. POPELARD : Texte, langage, communication - Essai de Cartographie.
Il convient du reste de noter qu'au moins l'une de ces questions, celle ayant trait à l'inadéquation du modèle interlocutif, surgit à l'intérieur du recueil lui-même, en particulier dans la contribution de P.-J. LABARRlÈRE : Textes sur Texte - ou comment (le) taire ? Tout en admettant de penser le texte « en sa signification dernière », « dans la perspective et selon l'économie globale de la communication », P.-J. Labarrière remarque néanmoins qu'il (le texte) « ne répond pas, ici et maintenant, aux exigences de l'interlocution ». Plutôt qu'en termes de communication et sous la catégorie de la relation, le texte se donnerait à penser en lui-même sous la raison et sous le mouvement simple d'une « destination » (p. 168). Pensé selon ce mouvement, le « destin d'un texte se décide... à sa capacité d'engendrer d'autres textes » (p. 170), ce qui ne signifie pas toutefois que sa destination s'arrête à « la production d'une intertextualité », mais au contraire qu'elle n'atteint sa fin qu'en accomplissant « le texte lui-même en le menant hors de lui-même » (p. 171). Or une telle méditation s'appuie sur un préalable axiologique clairement annoncé par P.-J. Labarrière dès ses premières lignes, à savoir qu'il ne faut élever à la dignité de « texte » qu'un « mode d'expression » qui « conjoint l'urgence d'un contenu d'esprit à une certaine perfection de la forme » (p. 166). Par là P.-J. Labarrière semble retrouver un des traits les plus anciens ayant sans doute présidé à l'apparition du terme de « texte », comme dérivé de « tisser » ; il était d'abord réservé aux « compositions poétiques », celles où l'enchaînement des mots se laisse appréhender sur le modèle de l'art du tisserand. Par ailleurs, une telle indication ne devrait-elle pas nous mettre en garde contre la présupposition qui, malgré quelques amorces d'un doute vite abandonné, a été assumée par tous les auteurs et surtout par P.-J. Labarrière lui-même, à savoir que lorsqu'on parle de texte on fait référence à un texte écrit ? Certes, cela se comprend dans une culture comme la nôtre où ne subsiste comme « texte » que le texte écrit. Mais la situation a -déjà été tout autre, ainsi que ne cesse de rappeler le grand médiéviste qu'est P. Zumthor (Voir par exemple, Introduction à la littérature orale et La lettre et la voix De la « littérature » médiévale). Or Zumthor aussi se sert de la notion de texte sans en réserver l'usage au seul texte écrit... Cela pour suggérer qu'une différence affecte la composition même du texte, qu'il soit composé pour être lu ou pour être mémorisé et entendu.
Il n'est pas sans intérêt de noter que, parmi les contributions au recueil, ce soit justement celle de L. CORNAZ, L'alphabétification - où il est question de déterminer le programme informatique comme texte - qui n'ait pas négligé de considérer historiquement l'écriture et les effets induits par les différents systèmes d'écriture et, en particulier, par le système alphabétique tel qu'il a commencé à être pratiqué en Grèce Ancienne. Dans la perspective de Cornaz, le programme informatique serait ainsi l'accomplissement du processus d'autonomisation de l'écriture~ dans la mesure où le programme requiert d'une part d'être « lu » pour pouvoir être écrit et, d'autre part, consomme le divorce entre le sens et le texte.
Toutefois, mis à part ce texte à la limite qu'est le programme informatique, force est de reconnaître que le rapport du texte à l'autre du texte, ou, comme certains préfèrent le dire, au « hors-texte », est décisif. Avec ce titre, Texte et Hors-Texte, l'essai de G. JARClYK essaie de penser ce qui, inscrit dans la textua1ité même du texte, et en particulier du texte qu'elle qualifie de performatif, le « tire » vers une réalisation qui n'est plus de l'ordre du texte mais qui en est l'effectuation. Comme « performatifs » sont susceptibles d'être classées plusieurs sortes de textes :
a) les textes « utilitaires », où sont données des instructions devant être suivies à la lettre dans l'accomplissement d'actes et de gestes ;
b) les textes qui incluent une pluralité potentielle d'accomplissements possibles ainsi que des textes de jurisprudence, des règles de vie ou les « exercices spirituels » comme ceux de saint Ignace;
c) les textes qui appellent une performance, mais laissent justement à l'interprète une grande marge de liberté ; ainsi du texte théâtral ou de la partition musicale, etc.
Est à distinguer de cette catégorie de textes celle de textes dits constatifs dont le dessein est de dire, et non pas de faire faire ou faire agir. Lorsqu'ils ne se limitent pas à fournir un « état des lieux », ces textes constatifs donnent de leur référent une transposition créatrice tendant à accentuer leur autonomie en tant que textes. Cela néanmoins ne supprime pas le « hors-texte », mais fait naître la notion paradoxale d'un « hors-texte immanent », grâce à laquelle on pourrait aussi essayer de comprendre le statut du « hors-texte » d'un texte spéculatif, comme celui de la Science de la Logique de Hegel. Ici, il s'agirait de chercher l'extériorité au cœur de l'immanence même du texte. Une question cependant demeure : peut-on maintenir sans entame, sans effraction, l'immanence du texte spéculatif ? Cette immanence peut-elle tenir en elle toute l'extériorité autrement que comme effet d'une construction justement dite spéculative ? Les derniers passages de l'essai qui considèrent le pouvoir d' « évocation » d'un texte en rapport avec la question de la traduction relancent la question du hors-texte, mais selon des voies (ne parle-t-on pas précisément de fécondité ?) qui peut-être débordent, voire transgressent toute immanence spéculative. N'y a-t-il pas au moins une « restance » textuelle qu'aucune spéculation n'est à même de ressaisir ?
Un pas important dans la méditation de cet au-delà du texte est accompli par F. BOUSQUET. Dans Texte, mimèsis, répétition - De Ricœur à Kierkegaard et retour, il propose une lecture entrecroisée de Temps et Récit de Ricœur et des Œuvres complètes de Kierkegaard en prenant comme fil conducteur d'une part la catégorie de «mimèsis » et d'autre part la catégorie de « répétition ». Comme le rappelle Bousquet, la catégorie de « mimèsis » chez Ricœur, dont il importe d'emblée de comprendre qu'elle a à faire, non avec quelque reproduction ou imitation-copie, mais avec le pouvoir de « figurer », se déploie en trois niveaux : pré-figuration, configuration, refiguration, ayant tous trois à voir avec l'expérience temporelle. Si la configuration est l'opération à travers laquelle se constitue l'intrigue d'un récit, la refiguration présuppose la lecture (ou l'audition) et naît de la rencontre entre le monde de potentialités se configurant à travers le texte et le monde du lecteur (auditeur) qui le reçoit. Or, c'est à ce niveau de la « refiguration » que peut se situer la rencontre avec la « répétition » Kierkegaardienne, qui, en tant que « répétition», signifie ici la « reprise par la liberté du donné de l'existence temporelle» (p. 189). Or, cette rencontre est d'autant plus féconde que, si elle permet de « revisiter » Kierkegaard avec Ricœur, elle permet aussi de comprendre que la refiguration de nos vies par certains textes ne peut se faire que là où le lecteur peut prendre des distances par rapport à lui-même et à la situation où il est pour ainsi dire « empêtré ». Bousquet convoque ici deux éléments majeurs de l'œuvre de Kierkegaard. D'une part, l'ironie, grâce à laquelle le sens d'un texte ne se délivre qu'au second degré et requiert du lecteur qu'il s'éveille à sa propre liberté en tant que sujet. D'autre part la pseudonymie qui, si elle éclipse 1'« auteur », multiplie les points de vue susceptibles d'être assumés par ses textes en libérant en même temps le lecteur pour une « alternative » (le « ou bien... ou bien »), laquelle concerne au premier chef sa propre existence. De cet entrecroisement de lectures il ressort que la catégorie de la « répétition » chez Kierkegaard peut être envisagée comme la pointe extrême de la « refiguration », là où les effets du texte prennent « corps dans l'existence et la liberté concrète » (p. 204).
Si quitter le texte peut être conçu comme l'accomplissement même de son efficace, le bel essai de Catherine PERRET nous enjoint à renoncer « à la question philosophique du texte » pour penser justement le texte, ou plutôt l'œuvre comme un Faktum (une « Sachlichkeit »), un objet énigmatique. Il y a ici énigme parce que ce n'est pas nous qui posons des questions aux œuvres, ce sont elles qui se présentent à nous, habitent parmi nous dans l'insistance énigmatique de leur vie, de leur survie. D'où son titre : Énigmes A partir de Walter Benjamin. C. Perret y cherche à repérer ce qui dans l'œuvre de Benjamin concourt à une théorie de l'écriture (cf. la place qui y est accordée à l'allégorie), encore qu'il ne soit pas parvenu à l'élaborer. Avec lui et, avant lui, avec Wilamowitz, elle nous adresse ce rappel, à savoir que la philosophie, celle des dialogues platoniciens, est d'abord réécriture de la tragédie. Elle a donc affaire avec l'énigme, celle que le Sphinx adressait à Œdipe, et auquel il a cru répondre comme si l'énigme n'était qu'une question. Le philosophe ne serait-il pas aussi celui qui fait comme si tout pouvait être soumis au questionnement ? Or, « l'énigmatique de l'énigme, cette terrible puissance de figuration que l'écriture laisse se déployer en elle, librement, et comme en transparence, renvoie à sa répétitivité, à cette propriété qu'a l'œuvre d'être relue, répétée à l'infini ;... » (p. 244). Toutefois, tout en reconnaissant la force d'une telle méditation, faut-il assumer que la philosophie, elle-même une écriture ou une ré-écriture, soit « condamnée au commentaire », ce qui, du reste, fait inévitablement songer (encore la force de récrit, ou de la citation... ) aux « footnotes on Plato » de Whitehead ? Enfin qu'en est-il de cette « répétitivité » de l'écriture confrontée à cette « répétition » tout autre, celle, Kiergaardienne, qu'évoquait le texte de Bousquet ? Et laisserait-elle encore place à autre chose qu'à l'écriture-lecture, voire à cette contemplation à laquelle fait appelle poète [V. Octavio PAZ, Lecture et contemplation, trad. fr. par J.-C. Masson, Paris, La Délirante, 1982, p. 46, cité par J. GRElSCH, p. 1l.], et qui n'est pas un simple demeurer « dans l'évidence empirique de la présence » (p. 249) ?
C’est l'étude de J. GRElSCH - Mise en abîme et objeu - Ontologie et textualité, par laquelle le recueil s'achève - qui thématise le plus nettement les enjeux fondamentaux issus de l'approche contemporaine de la notion de texte [Nous ne pouvons pas acquiescer, cependant, à la suggestion faite par Greisch lorsque, s'inspirant de la méditation d'E. LEVINAS sur notre rapport religieux au livre et ne distinguant pas « texte » et « livre », il se demande (p. 254) : « Pourquoi ne pas faire du rapport au Livre lui-même un existential fondamental ? » Car si cela a, pour nous, un sens et même une saveur (Voir Apocalypse, 10, 10, où le petit livre avalé a « une douceur de miel »), cela n'a pas d'universalité anthropologique (et le « reproche » de LEVINAS à ARISTOTE est pour le moins déplacé), car dans beaucoup de cultures il y a, certes, un rapport aux textes (ceux de la tradition orale : mythes, formules rituelles etc), mais non pas aux livres, et encore moins au « Livre »...]. Pour J. Greisch, ces enjeux - « Les enjeux ontologiques de la textualité » - se situent dans l'horizon du projet herméneutique et de sa réorientation actuelle, telle qu'elle s'accomplit à travers l'œuvre de P. Ricœur. Greisch souligne ici l'apport décisif des essais réunis dans Du texte à l'action, où Ricœur, au lieu de déprécier l'écriture par rapport à la parole, comme le fait encore H.-G. Gadamer, voudrait au contraire « que le supplément d'artifice que représente l'écriture puisse être un supplément de liberté » (Cf. Greisch, p. 255/256). L'écrit autonomise le texte et, par là même, lui accorde un destin herméneutique beaucoup plus ouvert et complexe, cela parce qu'il est plus indépendant par rapport aux intentions de l'auteur que ne peut l'être la parole. .
Pourtant, à travers la textualité, se constitue ce que Ricœur désigne comme un « projet de monde » ou « le monde du texte », cette sorte de « transcendance immanente » qui, dans le texte même, témoigne de son indéfectible ancrage ontologique. Ce « monde du texte » ne devient toutefois pleinement effectif que grâce à la lecture, lorsque s'entrecroisant avec « le monde du lecteur », il ouvre ainsi par rapport à ce monde l'espace de sa différence, de sa singularité, et libère son pouvoir de refiguration. Fort de cet acquis dont il dégage les traits essentiels, Greisch se tourne vers les travaux derridiens, lesquels, comme nous le laissions entendre, tentent de « libérer » le texte de toute « emprise » ontologique. Est visée ici « La Double Séance » (in La Dissémination), où Derrida « lit » un court texte de Mallartné, « Mimique » - écrit après que le poète eût assisté à un spectacle du mime Paul Margueritte -, comme désorganisant, déplaçant « sans renversement » toute l'économie de la « mimèsis » telle qu'elle a été mise en place par Platon. L'argumentation critique de Greisch porte sur plusieurs points qu'il convient d'énumérer :
a) Le peu de cas que fait Derrida de la façon dont Aristote a recours à la notion de la mimesis dans la Poétique avec les deux cas d'« innovation sémantique » qui y sont privilégiés : la composition des intrigues théâtrales et l'invention métaphorique. Dans un cas comme dans l'autre, il est impossible d'escamoter les enjeux ontologiques qui sont à l'œuvre.
b) Derrida, tout en insistant sur le jeu (le jeu de l'écriture gestuelle du mime et, au-delà, le jeu de toute écriture), ne s'interroge pas sur le type de jeu auquel on a affaire. Greisch convoque ici la classification de Roger Caillois dans Les jeux et les hommes, et rappelle aussi comment des philosophes tels que Heidegger ou Fink ont rapproché l'être et le jeu.
c) Face aux deux perspectives inconciliables qui s'affrontent (mise à l'écart ou assomption des enjeux ontologiques du texte), l'hypothèse de Greisch est de chercher un point d'intersection où elles s'entrecroiseraient. Ce point de l'intersection serait, comme il l'est pour Ricœur la « lecture ». Apparaît alors la question de la « destination » du texte (question qui hante du reste aussi Derrida à partir de La carte Postale).
d) Enfin, lecture et « logos » ont une affinité indéfectible ainsi que Heidegger a essayé de le mettre au jour en s'efforçant de comprendre pré-métaphysiquement le « logos » - à partir d'une expérience fondatrice dont la trace aurait été conservée dans le latin « legere » et l'allemand « lesen » -, comme « lesende Lege ». Un tel rapprochement entre « logos et lecture » invite à reprendre autrement le questionnement ontologique qu'une certaine conception du texte semblait invalider » (p. 270). Or ce questionnement ontologique va acquérir chez Greisch toute sa pertinence lorsqu'il est mis à l'épreuve d'un texte de Ponge : « Le soleil placé en abîme ».
N'avons-nous pas là un extraordinaire exemple de cette « pratique littéraire en abîme », chère à Derrida ? Et pourtant, comme le met en évidence J. Greisch, « toute la stratégie littéraire du texte consiste à entrecroiser la méditation sur la visibilité du monde avec celle de la lisibilité du texte poétique » (p. 272). C’est Ponge lui-même qui, dans ce texte, pense son travail d'écrivain sur le langage comme consistant à créer « ce fonctionnement qui seul peut rendre compte du monde» (Ponge, cité p. 273). Il y a donc bien une tâche phénoménologique du poète qui parfois se fait complice du discours de la spéculation philosophique (le thème même du « soleil »), où contemplation et écriture ne s'excluent pas, mais s'entremêlent, s'entretissent dans le texte. Que signifie alors la mise en abîme ? Non pas, écrit Greisch, « l'abolition de la référence, l'enfermement dans l'allusion perpétuelle sans briser la glace » (selon la phrase de Mallarmé autour de laquelle se noue « La Double Séance ») de Derrida) [On pourrait également se demander si le fonctionnement du texte de MALLARMÉ est tel que veut le faire accréditer, DERRIDA. Car il ne suffit pas de dire que 1'« on ne sait jamais à quoi l'allusion fait allusion » (p. 248) pour nier qu'il y ait dans l'écriture gestuelle du mime allusion » c’est-à-dire, et conformément au sens même du mot, renvoi à quelque chose d’autre, même si le référent ici ne se laisse pas fixer, déterminer, puisqu'il n'y est question justement que d'allusion. L'allusion est suggestion, renvoi, fût-il vague, à quelque chose d'autre, qui transcende ici l'écriture gestuelle, au moins d'une « transcendance immanente ». Or Mallarmé, après la fameuse phrase « Tel opère le Mime, dont le jeu se borne à une allusion perpétuelle sans briser la glace : il installe, ainsi, un milieu, pur, de fiction », écrit aussi : « Surprise, accompagnant l'artifice d'une notation de sentiments par phrases point proférées – que, dans le seul cas, peut-être, avec authenticité, entre les feuillets et le regard règne un silence encore, condition et délice de la lecteur. » Autrement dit, dans cette allégorie de l’écriture et de la lecture qu’est pour MALLARMÉ la représentation du Mime, il y a bien une notation de…, une « notation de sentiments ». N’y a-t-il pas là quelque chose qui « déborde » la seule écriture et qui rend justement possible la lecture ?], mais le refus d'une description du monde faite exclusivement selon la perspective d'un spectateur humain ». C'est « le parti pris des choses » qu'assume l'écriture de Ponge. Alors on peut comprendre que ce que 1'« objeu » de Ponge détermine, ce n'est pas le jeu clos de l'écriture, mais « l'espace de rencontre entre les mots et les choses ». Greisch invoque ici Maldiney, grand lecteur de Ponge, qui, s'expliquant avec l'œuvre du poète, écrit : » Le préfixe ob ne signifie pas l’en-face d’un jeu spectacle, il garde son sens d’encontre et de rencontre » [V.H. MALDINEY, Le legs des choses dans l’œuvre de Francis Ponge, Lausanne/Paris, 1974, p. 70, cité par J. GREISCH, p. 277]
Transposé sur le plan d'une théorie de lecture, l'espace de rencontre que définit le texte est celui qui « permet de lire et de comprendre le monde autrement », comme le dit Greisch en conclusion de son essai. Par la même ne « se résout » pas, mais s'approfondit l'énigme du texte, à savoir que son pouvoir de figurer le monde ouvre pour nous la possibilité d'une refiguration du nôtre.


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