Editions BEAUCHESNE

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03. LE POUVOIR

03. LE POUVOIR

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Date d'ajout : mardi 21 février 2017

par Maurice CORVEZ

REVUE : REVUE THOMISTE 1, 1980

Ce volume nous présente un ensemble d'études centrées sur le thème du pouvoir, sa nature et son fonctionnement. Il est l'œuvre, « faite en commun », de philosophes « en acte de la foi catholique ». Le pouvoir est analysé sous ses formes spirituelle, intellectuelle et politique, ou en ses trois domaines : religieux, philosophique et politique.
Le « champ religieux » (1e partie) est abordé dans la contribution de Jean Chatillon : « L'exercice du pouvoir doctrinal dans la chrétienté du XIIIe siècle, le cas d'Étienne Tempier (p. 13-45). Cas exemplaire où apparaissent, dans l'analyse des malfaçons qui s'y sont produites, les risques de l'exercice du pouvoir doctrinal de l'Église. Il s'agit de la condamnation, promulguée le 7 mars 1277, par l'évêque de Paris, d'une série de 219 propositions jugées contraires à la foi catholique, et parmi lesquelles était visé l'aristotélisme de saint Thomas. Cette condamnation, qui fut annulée plus tard, fait ressortir la manière dont l'autorité doctrinale s'est manifestée en cette circonstance. Si le décret de 1277 eut pour principal objet de condamner des doctrines considérées comme inconciliables avec la foi, il voulut, en même temps réagir contre les désordres universitaires et le paganisme ambiant en rapport avec ces doctrines.
Au cours de cette crise, trois pouvoirs : la papauté, l'évêque, les théologiens, jouèrent leur rôle. Spécialement le troisième, celui de la puissante corporation des maîtres de l'Université, soucieuse d'affirmer son autonomie et son autorité en matière de théologie. C'est ainsi que quelques maîtres de la Faculté de théologie réussirent à imposer leurs vues à l'évêque de Paris (p. 43), lequel, manquant de clairvoyance et de sérénité, se laissa entraîner jusqu'à proscrire maladroitement des thèses aristotéliciennes qu'avait enseignées saint Thomas.
Admirons au passage que saint Thomas ait pu, lors d'une disputatio solennelle, dresser contre lui le plus grand nombre des maîtres au sujet d'une thèse - l'unicité de la forme substantielle en l'homme - qui fait partie aujourd'hui de la doctrine théologique commune.
Dans une étude lumineuse, mais de style un peu difficile : « Pouvoir et autorité dans l’Église chrétienne » (p. 47-99), Dominique Dubarie réfléchit, non en théologien, dit-il, mais en philosophe croyant, sur le pouvoir doctrinal qui s'exerce surtout dans l'Église catholique.
Une première partie examine les concepts chrétiens de l'autorité et des pouvoirs.
Après l'exposé classique de la dualité existentielle des pouvoirs divin et humain, vient l'analyse du « droit divin » du pouvoir civil et politique, par référence à la Bible et aux doctrines des premiers empires du Moyen-Orient. L'A. aborde ensuite le problème de l'autorité divine et l'ordre de l'existence religieuse, qu'il appelle l'ordre de la « symbolique » chrétienne. Cet ordre symbolique ne consiste pas en une simple représentation des choses, mais dans une sorte d'être humano-divin : participation à la divinité du Dieu des croyants, qui se constitue par les apports bien accordés de personnes différentes (p. 69).
Dans une seconde partie, le P. D. traite du point essentiel de sa réflexion : l'autorité doctrinale - face à la vie et aux convictions de la communauté religieuse - et la logique interne du système de ses pouvoirs.
Et d'abord, les «  lieux » de cette autorité en matière de conviction religieuse : Symbole, Écriture, Magistère ; puis contemplation, spiritualité, théologie. Le pouvoir théologique : sa nature, son aventure historique, est alors scruté dans le détail. Il est manifeste qu'un certain état de choses vient de craquer au sein de l'Église. Dès la Renaissance déjà et le concile de Trente, la culture traditionnelle commence à se dissocier de la culture humaine vivante, et, depuis lors l'intelligentzia théologienne est restée sur sa « fixation en retrait ». Après Trente, la préoccupation dominante du thème théologal vire lentement au thème ecclésial. Les théologiens se transforment en spécialistes de la doctrine ecclésiale : terrain culturel « devenu étranger à force d'avoir vieilli sans se renouveler assez » (p. 88). Ils ont trop laissé leur rôle s'identifier à celui du Magistère lui-même. C'est alors la déroute : les hommes d'Église, trop étrangers à la culture de la collectivité vivante, « sont ressentis comme frappés d'une certaine disqualification d'autorité » (p. 89). Du fait de cette perte de confiance dans l'Église visible, la foi théologale est rejetée, avec son appareil doctrinal et ses formules.
Tel est le point de vue du philosophe méditant sur les causes d'ordre intellectuel du rejet de la foi, sans préjudice évidemment des influences morales qui ont tendu au même résultat.
Mais voici que le mal se prolonge et s'amplifie. Les théologiens, touchés par l'apport nouveau de la culture profane, en éprouvent à la longue le sérieux et l'impact. Ils sont obligés de faire face aux difficultés venant des sciences classiques de l'âge contemporain et des sciences de l'homme, de la critique historique et de la philosophie ambiante. D'où une certaine contamination et un certain clivage entre théologie et Magistère. La théologie, s'éloignant de la mentalité de la masse croyante, se fractionne, se fourvoie trop souvent, avec répercussion malheureuse sur l'autorité du Magistère.
Par manière de conclusion, le P. D. souligne que le Concile de l'aggiornamento a été l'occasion d'une crise interne de l'autorité chrétienne, en sa dimension théologale et christique, au moment où la foi du peuple chrétien était si fort ébranlée par suite des défaillances de la fonction théologique. Aussi est-il besoin que l'authenticité des pouvoirs se redéfinisse d'une façon plus avertie, en tenant compte des enseignements de la crise. Et l'A. de poser pour finir quatre questions :
1. Qui engendre le pouvoir et en mesure la légitimité ? La réponse est assurément l'autorité de l'Église. Mais il est demandé à la communauté croyante de prendre conscience de la nature véritable de cette autorité (p. 93).
2. Une sorte de changement dans l'économie des pouvoirs doctrinaux ne pourrait-il se produire du fait, mieux compris, des deux pôles de l'autorité christique au sein de la communauté croyante : la vie collective, raisonnant de façon vitale son expérience commune, et le Magistère lui-même ? Une conjugaison dialectique de ces deux pôles de présence et d'action amènerait le Magistère à redéfinir les conditions de son existence opératoire au contact du vécu de la communauté.
3. Quel est le rôle de la théologie dans la vie de l'Église ? Le savoir humain ne confère pas une véritable autorité à l'égard de la foi comme telle : ce qui ne veut pas dire que la théologie ne possède pas quelque autorité dans le domaine des choses de la foi. Cette autorité se tient du côté de la vie collective, non du côté du pôle du Magistère (p. 95). - L'A. veut dire sans doute qu'en plus de sa fonction d'intelligence de la foi que propose le Magistère, le théologien doit avoir le souci de connaître, pour une meilleure adaptation des enseignements de la foi, ce qu'il en est de la pratique, des croyances, de l'expérience du peuple chrétien.
D. Dubarie nous dit ensuite l'importance vitale du rôle de la théologie pour la foi elle-même et pour ses fructifications dans la vie. Mais qu'elle soit « bien faite » ! également éloignée d'une pratique trop fixée sur son passé culturel et de l'esprit d'aventure. Ainsi sera-t-elle un « pouvoir de médiation » entre la communauté et le Magistère, à qui elle présente l'état de la pensée religieuse. Le philosophe croyant se définit alors comme un « auxiliaire autonome réfléchissant » pour l'œuvre théologique. - Nous dirions qu'il est bien un « théologien», au sens plus ouvert où la théologie adopte tous les objets de la pensée humaine et les fait siens par leur rapport, apologétique ou autre, avec la foi.
4. Une dernière question se rapporte à la dualité entre l'autorité suprême et l'autorité associée de l'épiscopat sur le plan doctrinal lui-même. L'épiscopat constitue comme un nouveau pouvoir de médiation, entre le pouvoir d'origine du pape et la communauté. Le P. D. suggère enfin l'opportunité d'une mise en ordre des moments selon lesquels pourrait se faire une « figuration dynamique des pouvoirs » ayant trait au vécu de la foi.
Dans « Le champ philosophique » (IIe partie), Bernard Quelquejeu, sous le titre : « Démiurge de persuasion, Recherches sémantiques, sophistiques et rhétoriques sur les rapports entre langage et pouvoir » (p. 103-133), analyse les rapports entre le pouvoir et le langage, dont l'accord est présupposé selon toute une série de relations cachées. S'il est vrai que l'ambivalence du pouvoir se reflète dans l'ambiguïté de la terminologie du pouvoir, on a intérêt à scruter d'abord le langage ordinaire, puis à l'enrichir de celui de la sociologie politique. Par les mots à la chose ; d'où la première étape de la recherche : « Le langage sur le pouvoir. » Une deuxième étape mettra en relief la puissance « magique et démiurgique » de la parole, en référence à la perversion sophistique des pouvoirs du langage chez les Grecs. Enfin, dans une troisième étape : « Le langage du pouvoir », il nous sera parlé de l'histoire de la rhétorique antique, « ouvrière de persuasion », et de la délimitation des usages légitimes de l'éloquence politique.
1. Les approches sémantiques sur le langage du pouvoir révèlent, avec des incertitudes terminologiques, l'ambiguïté des catégories utilisées en matière de phénomènes relatifs au pouvoir politique. Un premier classement sémantique des significations du mot « pouvoir » dans la langue française distingue cinq usages : en physique, en anthropologie générale, dans le domaine de l'action et spécialement de l'action collective, dans l'ordre juridique, et enfin selon une acception politique. « Le pouvoir couvre ainsi un champ qui va de la nature à l'institution, de la force à la loi, de la physique à l'éthique, de la causalité naturelle à la légitimité politique » (p. 110).
Un emprunt à la sociologie politique de Max Weber nous apporte le bénéfice de définitions de mots spécifiques : « action sociale », pouvoir, domination (traditionnelle, légale, charismatique), État, etc. ; et, au delà de Weber, celui des couples : commandement-obéissance, domination-soumission, violence-autorité.
2. Le langage est un pouvoir. L'une de ses fonctions fondamentales est la capacité d'agir sur autrui, d'une manière qui peut devenir magique ou incantatoire. Avec la parole publique s'ouvre pour le langage une « voie royale », qui donne lieu à une discipline se proposant d'en régir tous les usages et d'enseigner l'éloquence : la rhétorique « ouvrière de persuasion ».
L'histoire de la rhétorique manifeste les ambiguïtés de son pouvoir. L'art de « bien dire » s'affranchit du devoir de « dire vrai » pour arracher une décision injuste. Disposant « des mots sans les choses », l'orateur possède le pouvoir de disposer des hommes. C'est ainsi que l'homme politique peut tomber dans l'« effrayante possibilité de la tyrannie ».
La rhétorique, ouvrière-démiurge de persuasion dans les assemblées politiques, peut se dégrader en ouvrière de simulation par la technique de la flatterie, en fabricatrice de mensonge et de contrefaçon de la justice. Marx y rajoutera, en mettant en évidence la fonction idéologique du pouvoir bourgeois et son illusion mystificatrice.
3. La philosophie, réduite à ses propres forces, est incapable de régenter la rhétorique. Mais elle ne s'en désintéresse pas. Aristote tracera la frontière épistémologique qui sépare l'usage de l'abus. Il soustrait d'abord la rhétorique au joug de la morale, en ce sens qu'elle doit connaître et réfuter l'immoralité pour la combattre. Puis, au nom de la logique, il institue épistémologiquement la rhétorique, « technicise » les arts de la parole. Les réalités quotidiennes dont s'occupent les tribunaux, les audiences publiques, etc., où il s'agit de « persuader », ne peuvent être jugées que par référence aux probabilités de l'opinion, au « vraisemblable », qui règle la parole du pouvoir. Pour élaborer la sphère de validité de la vraisemblance, Aristote ancre la parole rhétorique dans les « lieux » du sens commun et de l'opinion courante. Il la dissocie ainsi de la sophistique et de l'éristique, sans négliger pour autant, en plus de la preuve technique, l'usage délibéré de la persuasion objective. L'exercice du pouvoir implique contrainte et violence, nous dit B. Q., mais est-il rigoureusement vrai que le pouvoir corrompt irrémédiablement le libre jugement ? Lorsque la parole du pouvoir fait autorité, elle a pouvoir de convaincre et de susciter l'obéissance. Telle est l'ambiguïté du pouvoir, contraint par nature d'exercer son office entre la violence et l'autorité. Sans doute est-elle, pour une part, la source de l'ambiguïté de son expression linguistique.
Quelle sorte de pouvoir la philosophie comme telle peut-elle exercer, demande Pierre Colin dans « Le pouvoir de la philosophie » (p. 135-173). Pouvoir sur les esprits, sans doute, bon ou mauvais, suivant qu'elle est vraie ou fausse. Selon son projet spécifique, elle s'interdit d'exercer toute autre contrainte que celle de la nécessité intelligible. Or ce n'est pas de cette maîtrise, ou de cette autorité, que l'A. entend parler. Son propos est de saisir la philosophie à l'œuvre dans la contingence et la nécessité de l'histoire.
Dans ce but, il faut replacer son pouvoir dans un ensemble social en rapport avec d'autres pouvoirs dont dépendent son succès et son influence. Aussi bien, comme on le voit clairement pour le marxisme, ce sont peut-être ces autres forces sociales qui agissent dans et par la philosophie. A ce compte, les philosophes sont assimilés à des acteurs sociaux, dont le statut et le pouvoir relèvent des institutions qui règlent leur activité et des besoins idéologiques de la société à laquelle ils appartiennent, l'idéologie n'étant ici que l'ensemble des principes qui fournissent à un groupe social les moyens d'assurer sa cohésion et son unité. Ce n'est pas, dirons-nous, parce que « nul n'occupe la position de l'observateur absolu » (p. 139) que l'influence du philosophe doit s'exercer toujours sur la base d'une connivence idéologique, mais parce qu'il en est ainsi dans la réalité : que ce soit la condition sociologique d'une classe d'élèves par exemple, ou les déterminations préalables de l'institution universitaire, l'horizon politique ou religieux, sans parler, pour un livre, des exigences de l'édition.
1. L'avènement de la philosophie est préparé, en Grèce, par le travail de la raison dans la religion. Les Présocratiques sont des « théologiens » le renouveau dionysiaque, l'évolution des mystères, le mysticisme grec, suscitent l'effort de la pensée rationnelle. C'est au niveau de la vie politique que se trouvent les forces qui commandent l'évolution de la religion et la naissance de la philosophie, comme c'est dans la vie sociale que se construisent le cadre conceptuel et les techniques mentales qui favorisent l'avènement de la réflexion « laïque », comme le manifestent également les transformations juridiques d'une société. La question du pouvoir de la philosophie s'éclaire des rapports de la pratique politique à la philosophie, car celle-ci se constitue en prenant en charge ces problèmes qui appartiennent à l'ordre politique et social : compétence à gouverner, démocratie, mythologie, liberté de parole, etc. Elle s'oppose chez les Grecs aux sophistes et aux rhéteurs. Formée à l'intérieur de la cité, elle lui survivra en l'idée de l'homme que le philosophe élabore dans son rapport personnel et solitaire aux Idées universelles.
2. P. Colin cherche ensuite à repérer, au principe de la renaissance cartésienne de la philosophie, une rationalisation antérieure de la vie sociale, en correspondance analogique avec ce qui s'est passé en Grèce. II examine ainsi la tendance du pouvoir civil à la sécularisation, l'influence du cartésianisme dans la culture. Mais en quoi son succès dans la société, dans l'enseignement, atteste-t-il un pouvoir de cette philosophie ? Tout pouvoir des idées n'est pas, d'ailleurs un pouvoir de la philosophie. On le voit, en particulier, pour le marxisme, qui n'a pris le pouvoir que du fait d'une étrange complicité entre cette philosophie et le totalitarisme.
La philosophie ne laisse pas cependant d'avoir un impact sur la vie de la société : « La Révolution française, disait Hegel, est sortie de la philosophie. » Ainsi l'éclectisme de Victor Cousin a exercé un pouvoir idéologique considérable ; et il a profondément marqué la tradition universitaire française. II est vrai qu'il correspondait aux besoins idéologiques d'un régime qui s'était laïcisé mais qui servait les intérêts de la bourgeoisie. C'est aussi le cas du positivisme, qui a souligné avec force la nécessité d'un « pouvoir spirituel » dans une société laïque, capable de satisfaire et les besoins intellectuels, en procurant à l'esprit une conception générale du monde, et les besoins moraux en donnant au cœur un idéal de vie.
En fin de compte, aux yeux de l'A., le philosophe, plus que de gouverner la cité, demande que la philosophie y soit possible, et, ajouterons-nous, que la vie collective des hommes s'éclaire de plus en plus des principes vrais qu'elle devrait savoir mettre en valeur.
Dans « Le pouvoir des signes, les insignes du pouvoir, Notes sur les nouvelles questions du pouvoir » (p. 175-205), Jean Greisch met en cause le régime unilatéral des représentations qui ont nourri pendant longtemps la philosophie du pouvoir, lesquelles gravitaient autour de la notion de loi ou de l'idée de domination.
Nous assistons à un véritable éclatement de la question du pouvoir, et nous avons à nous interroger sur ses raisons et sur ses modalités. Il nous faut vaincre pour cela la paralysie de la raison devant cette question du pouvoir, car une parole de vérité peut susciter un phénomène de résistance au pouvoir.
Il est à noter d'abord que le pouvoir a pris de nouvelles formes. Du singulier il est passé au pluriel, dans l'ordre politique lui-même, et dans d'autres ordres. Le style de l'interrogation doit donc changer : renoncer aux excès de la formalisation théorique pour entrer dans une « analytique du pouvoir ».
Cet élargissement de la problématique rapproche deux réalités jusqu'alors considérées plutôt comme opposées : le pouvoir et le langage. C'est ce rapprochement qui fournira le trait essentiel de la nouvelle question du pouvoir. Le langage est apparu tout à coup comme un instrument de pouvoir, et comme une expression de son idéologie. Ainsi l'analyse du langage de la démagogie, de celui de la propagande ou de la publicité permet de faire avancer la question.
L'ouverture en est présentée sous la figure de J.-J. Rousseau, considéré comme le précurseur de la nouvelle question par sa découverte que l'histoire du langage et l'histoire de la société communiquent au point de ne former qu'une seule «  histoire du pouvoir ». Quel est alors le mystérieux pouvoir qui permet aux signes de marquer de leur sceau toute l'histoire de l'humanité et des individus. L'histoire du langage s'écrit nécessairement comme une histoire de pouvoir. Ainsi, exemple assez dérisoire : « Un "jeu de langage" : "ceci est à moi" fait naître la propriété privée » (p. 183).
L'enquête de Rousseau se veut historique, bien que largement imaginaire. Elle est commandée par une théologie sécularisée : il est un état initial de la parole où les mots n'ont d'autre pouvoir que celui de mettre en présence, et un état final où ils sont intégralement au service du mensonge. Rousseau a inventé le pouvoir de la parole protestataire.
Une nouvelle étude nous fait passer d'une théorie du pouvoir à l'analytique de Michel Foucault, centrée sur les « technologies positives » de celui-ci. Pour Foucault, nominaliste, le pouvoir n'est pas une institution, ni une structure, ou une puissance dont certains seraient dotés : « c'est le nom qu'on prête à une situation stratégique complexe dans une société donnée » (p. 188). Et, conséquences de cette vision nominaliste : le pouvoir, qui n'est ni une « essence » ou « propriété », ni un « principe », est immanent à toute relation sociale et assure une fonction productrice. Sa rationalité est de l'ordre du calcul et de la stratégie ; organisé en réseau, il rencontre toujours des points de résistance. Une telle analyse, remarque l'A., n'atteint pas le principe même du pouvoir : méconnaissant le pouvoir instituant, elle ne vise que le réseau complexe de pouvoirs institués, d'où son caractère inachevable et inefficace.
Suit l'examen de la position d'un critique de Foucault : Jean Baudrillard, qui s'en prend à sa notion de positivité. Elle est incomplète, car elle néglige son aspect de négativité. Le pouvoir, en effet, est entièrement symbolique, comme le montrent les insignes dont il s'entoure, au point que seule une logique de la « séduction » permet d'éclairer ce paradoxe d'un pouvoir qui ne repose sur rien. Il n'existe pas; symbolique de part en part, il se métamorphose en signes et s'invente sur des signes.
L'enquête de notre auteur s'achève sur l'analyse d'une pièce de théâtre, le Gaspar Hauser de Peter Handke : œuvre « philosophique », qui met en scène un sujet unique : la langue et ses pouvoirs. II n'y a qu'un seul acteur, un seul sujet, une seule action : le langage lui-même, avec ses déroulements, ses coups de théâtre, ses performances et ses mécanismes. Le monde de cette pièce n'est pas la « réalité », mais le « monde du langage ». La tension dramatique oriente vers un point critique où les pouvoirs de la langue éclatent au point de devenir une « torture verbale ». II s'agit d'une confrontation de la parole qui cherche à s'articuler sans arriver à se dire et du code de la langue qui prétend interdire cette parole. Le sujet échoue d'ailleurs à s'insurger contre le pouvoir des mots.
Par manière de conclusion, J. Greisch nous dit qu'il faut se méfier du caractère envahissant de la nouvelle question du pouvoir. Après tout, les pouvoirs de la langue ne sont que des pseudo-pouvoirs, et l'interrogation sur le pouvoir des signes peut en venir à prendre un caractère presque paranoïaque. La dissémination du pouvoir exige certes une « analytique du pouvoir » axée sur la positivité de ces signes et insignes, mais la tentation immanente à la nouvelle question du pouvoir est de faire de la langue comme telle « l'abri et le réduit » de tous les pouvoirs, et d'oublier que toute prise de parole est une « lutte pour la reconnaissance » : ce qui veut dire sans doute « pour la réalité » et la « présence » d'un pouvoir authentique (p. 204), qui sait se contrôler et avouer ses propres limites. On pourra alors parler de « kénose », et nous comprendrons que lorsqu'il est dit : « Les liens de pouvoir sont des liens imaginaires, ce qui avait déjà été entrevu par Pascal » (p. 204), on ne vise que le pouvoir inauthentique, celui dont les « cordes » sont fragiles, sans préjudice des « cordes de nécessité », fondées sur la nature sociale de l'homme, et consacrant l'autorité indispensable.
Avec « La rationalité du pouvoir, ou comment gérer l'héritage hégélien » (p. 209-240), Pierre-Jean Labarrière aborde « le champ politique » (IIIe partie) envisagé dans les perspectives de la philosophie hégélienne, dont l'A. se demande comment il est possible de gérer raisonnablement l'héritage. La « raison » de cet héritage se manifestera dans une approche telle qu'elle nous permette de réconcilier en nos vies les tensions « inamissibles » du système.
Hegel a fait choix d'honorer cette raison en marquant à tout propos la prééminence, en elle, des facteurs d'universalité. II entend conjoindre la raison, le concept et la liberté, sous l'égide d'une effectuation de l'Esprit en son universalité concrète. Ce mouvement de réconciliation semble s'opposer à l'exercice d'un « pouvoir », qui apparaît alors comme l'expression universelle d'une extériorité de contrainte. Et pourtant une identité essentielle entre l'Esprit dans son universalité et l'histoire-du-monde doit être maintenue. Car l'universel n'est pas universel sans les particularités qu'il pose et qu'il assume dans le concret des choses, de telle sorte que le pouvoir qu'il exerce ne sera rationnel que s'il agit dans le respect de ce que portent ces particularités. Ainsi, la société, qui s'impose à l'individu, ne peut requérir l'adhésion de celui-ci à ses propres canons que si elle lui offre un espace d'expression dans lequel il puisse se dire selon tout ce qu'il est. L'universel et l'individuel se trouvent ainsi honorés d'égale façon.
Telles sont, pour Hegel, la liberté et la raison en exercice, telle est la vie selon l'universel qui le porte et qu'il détermine en retour. La « liberté absolue » tient en ce que l'individu s'appréhende comme universel, et « fait tout de façon indivisée ». Pour cela, une organisation des rapports sociaux et politiques est requise qui offre à chacun l'occasion de s'exprimer, et au sein de laquelle le pouvoir prenne forme de service et de tâche. La société, dans ses structures et dans ses lois, devra en venir à honorer tout homme dans sa dignité d'individu « universel ».
Pour canaliser et sublimer les énergies individuelles en fonction d'un grand dessein politique, et constituer un ordre qui, faisant droit à la liberté de l'individu, lui permette d'être soi-même, le pouvoir exige l'intervention de tout un appareil juridique et la mise en place de structures de médiation qui permettent à chacun de s'exprimer selon son état et sa compétence. Chaque peuple doit avoir la constitution qui lui est adaptée et lui convient, car la constitution d'un peuple dépend du type et du niveau de sa conscience de soi.
La tâche que se propose P.-J. Labarrière est d'aller jusqu'aux attitudes fondamentales et aux structures de la pensée hégélienne, en vue de les laisser resurgir sous d'autres formes dans notre temps. L'exigence de la liberté politique y est fondée dans la liberté substantielle de l'être-soi et les structures politiques sont déterminées par la fin, qui est de rendre possible la liberté de l'individu. Ainsi entendue, dans ses ressauts à la fois singuliers et universels, cette liberté est au centre de toute la pensée de Hegel selon le principe qui identifie la « liberté » et l' « idée du droit  ». Cependant le « pouvoir » n'a chance d'être exercé en rationalité que s'il se reconnaît orienté vers ces instances supérieures de l'ordre du sens ou de la II: qualité de la vie ~ que sont l'art, la religion et la philosophie.
Le fondement de la « réflexion » consiste dans l'identification entre le poser et l'être-posé ; le poser du sujet s'exprime dans cet être-posé de la liberté en quoi réside l'essence de la « loi ». La loi ne s'impose donc pas sous mode de violence, ni même de contrainte mais elle est le fait de la liberté, qui s'identifie à ses propres conditions objectives en se posant en elles et comme elles.
Parlant ainsi, Hegel parle idéal. Il ne prétend pas que la loi puisse ou doive être reconnue immédiatement comme épanouissement de l'individu, ni que la loi ne saurait garder la trace de subjectivités mauvaises. Il sera donc rationnel d'engager éventuellement un combat qui récuse la soumission passive comme aussi le refus érigé en principe. On fera reculer la violence par le discours, par l'action raisonnable et par l'éducation de l'homme à cette universalité en quoi consiste son être de liberté.
Un paragraphe sur « l'éthicité » examine les rapports de pouvoir que les hommes nouent les uns avec les autres au sein de la société. Dans la famille d'abord, qui s'établit par le consentement libre des personnes à constituer Une personne, fondant des pouvoirs sur la nature (biens) et sur les enfants. Dans la sphère de la « société civile-bourgeoise », ou « système des besoins », on note l'importance du travail et du commerce libre-échangiste, le rôle irremplaçable de la « corporation » (syndicats modernes), nouveau lieu de la dignité d'homme et de l' « honneur » professionnel. Les corps intermédiaires sont aussi des éléments nécessaires de la rationalité du pouvoir. Hegel n'ignore pas les difficultés qui viennent de l' « accumulation des richesses » chez le petit nombre et du « morcellement », source de dépendance et de détresse, pour le plus grand nombre, pour la classe. Il a mis au jour une loi fondamentale de l'économie capitaliste : celle d'une injustice structurelle dans la répartition des biens que produit ce « système de besoins ».
Quant à l'organisation des pouvoirs politiques, Hegel tient que la politique n'a d'autre lieu d'effectuation que l'économique lui-même, et qu'il consiste dans un type de réorganisation que la société civile-bourgeoise avait déjà esquissé : le bicamérisme du pouvoir législatif où chaque grande branche de la société est représentée. L'origine du pouvoir réside dans la monarchie héréditaire, servie par un État à qui revient la souveraineté, en tant qu'il articule l'un à l'autre le peuple et le monarque : souple équilibre qui harmonise l'universel et l'individuel. Le monarque s'inscrit dans le réseau des médiations dont seule la totalité rassemblée, au sein de la constitution, est susceptible d'assurer l'effectivité des libertés individuelles et collectives.
C'est en vue de la résurgence de l'esprit qui anima Hegel, que l'A. nous a rappelé les articulations de sa construction politique. Celle-ci consiste en la « compréhension de la politique dans sa totalité et dans son unité structurée, comme compréhension de l'action humaine dans l'histoire » (p. 237). Elle implique une organisation du pouvoir qui permette l'affirmation d'une « vie sensée pour tous ». Réconcilier le singulier et l'universel dans l'expression d'une liberté raisonnée et raisonnable, voilà la fin de la politique, la raison d'être du pouvoir. Ce but ne peut être atteint sans le contrôle des décisions et la « concertation » ou discussion raisonnable. L'autorité rationnelle du gouvernement « repose sur sa capacité d'instaurer et de guider cette discussion » (p. 239), fondement idéal du régime constitutionnel, en créant les institutions qui la favorisent : représentations, partis, séparation des pouvoirs.
Ainsi, nous dit-on en terminant : « Il y a rationalité dans le fondement et l'exercice du pouvoir quand, se refusant à la violence, les hommes [ ... ] s'attachent à conjoindre la raison et la liberté, c'est-à-dire [ ... ] l'universalité de la loi et des institutions, avec ce qu'il y a de plus imprescriptible au cœur de chaque homme insatisfait et qui cherche satisfaction » (p. 239 s.).
Il ne faudrait certes pas que cet exposé sympathique à la « rationalité » hégélienne du pouvoir, dont nous savons le caractère ruineux des fondements ontologiques, tende à accréditer si peu que ce soit la dialectique idéaliste de Hegel qui, avec sa prétention à l'absolu, n'est que pure mystification.
Hubert Faes : « Pouvoir politique et forces productives » (p. 241-277), interroge la pensée de Marx sur la question du pouvoir. Dans son examen de cette question, Marx ne procède pas en se situant essentiellement sur la scène politique et sociale. Une telle problématique, classique, est, à ses yeux, illusoire ; sa solidarité est manifeste avec la puissance de l'organisation sociale et politique réelle. Pour lui, le concept de pouvoir ne prend tout son sens que dans un ensemble conceptuel qui couvre les rapports sociaux en général et même les rapports avec la nature. Ainsi, loin de nous faire passer de la nature à la culture, de la technique au social, de l'économie au politique, Marx adopte la démarche inverse et nous invite à appliquer le centre de perspective de la politique et du juridique à ce qu'il appelle la « force productive ».
Pour penser la réalité cachée du pouvoir, et dénoncer le caractère illusoire de la politique, Marx commence donc par une critique de l'aliénation politique. Il souligne, dans la séparation de la société civile et de l'~tat, l'universalité abstraite d'une sphère politique fondée sur le rapport des volontés, et le caractère religieux du rapport qui en résulte de l'individu à l'~tat. Une telle conception mystique du pouvoir, avec son caractère aliénant, est pure illusion de pouvoir. Illusion et aliénation qui se vérifient dans la réalité elle-même et atteignent le droit et la politique en tant qu'ils ordonnent l'ensemble des rapports que la société implique entre les hommes et la nature.
Dans cette perspective, l'état moderne apparaît comme « irréel », « céleste », « aérien », encore que le « formalisme politique se constitue comme puissance réelle ». « L'illusion de l'état est l'illusion politique même », et la société civile, en tant qu'opposée à l'état, est elle-même dans cette illusion qui constitue l'état en sphère séparée du pouvoir : pouvoir comme réalité « métaphysique » indépendante de la société civile. Ceci, contre l'état hégélien, dont le concept a fait que la réalité économico-sociale de l'homme s'est comme effondrée et a disparu dans la séparation : perte de réalité humaine, chez l'« homme abstrait ». La conclusion de tout cet exposé bien connu est que l'état moderne et toute la société qui s'organise et se pense en fonction de lui consistent au fond en l'immense illusion d'un pouvoir de l'homme sur la nature et sur lui-même.
II apparaît alors que la volonté abstraite de changer ou d'abolir l'état est aussi illusoire que le pouvoir lui-même que l'état se donne. A l'émancipation politique doit se substituer une émancipation vraiment humaine. La critique de Marx s'applique à rapporter la politique et les luttes sociales aux conditions qui permettent de comprendre ce dont il s'agit en réalité. Ainsi l'action politique et la prise de l'~tat ne seront qu'une étape : la révolution se passe ailleurs.
L'analyse du règne des puissances est ordonnée à éclairer le fondement de cette révolution. Une puissance étrangère est quelque chose qui échappe au pouvoir des hommes, mais détermine entre eux des relations dont ils prennent conscience dans une conception illusoire du pouvoir. Marx reconnaît le poids réel des puissances étrangères, par delà toute volonté et tout pouvoir humains. Avec elles, ce n'est plus l'homme qui s'aliène lui-même, car nous ne sommes plus au plan des seules représentations. Il n'est donc plus possible d'envisager le simple retour de l'homme à lui-même.
C'est alors qu'intervient le concept fondamental de « force productive », situé en deçà du sujet et de l' « essence humaine ». A défaut d'une définition réelle, Marx nous dira : « Pour une formation sociale donnée, l'ensemble de cette formation et des rapports, matériels et intellectuels, à la nature et entre les hommes qui s'y nouent, représentent un ensemble de forces productives qui s'appliquent à un processus de production » (p. 261). Ce concept exclut les grandes dissociations homme-nature, société-nature, dans lesquelles s'organisait la pensée du pouvoir : il suppose le rapport particulier des forces productives aux individus, qui est à la base même d'une nouvelle conception du pouvoir. La vraie réalité du pouvoir se situe en deçà de tous les sujets : elle ne réside ni en eux, ni dans leurs biens, mais dans les rapports à la nature et à la société qui les font ce qu'ils sont. Le pouvoir des hommes sur la nature est dans le rapport naturel qu'ils ont avec elle, et non dans une nature spécifique et supérieure. II est ce sur quoi les sujets ne peuvent rien, mais par quoi, et en fonction de quoi, ils peuvent agir et prendre conscience. L'idéal est toujours fonction de l'état des forces productives. Il s'agit d'approprier les uns aux autres travailleurs et forces productives, pour rétablir les individus dans leurs liens concrets avec la nature et dans leurs rapports sociaux. Le pouvoir est fonction du poids de ces conditions, qui lui échappent.
Le concept de « force productive » permet de penser le rapport des conditions de l'activité à cette activité elle-même. Le plus urgent est donc de revenir aux réalités du pouvoir par la prise de conscience des conditions de la vie sociale, et de réadapter les hommes, les forces et les activités en fonction de ces conditions essentielles et fondamentales.


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