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N°61 DE L'UTILITÉ DES VERTUS. Éthique et alliance

N°61 DE L\'UTILITÉ DES VERTUS. Éthique et alliance

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Date d'ajout : mercredi 19 août 2015

par Dominique FOYER

REVUE : REVUE D'ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE n° 237

Le dernier ouvrage que nous propose le père Laurent Sentis, prêtre, professeur de théologie morale au Séminaire de la Castille (diocèse de Fréjus-Toulon), viendra très opportunément meubler les rayonnages de toute bonne bibliothèque ecclésiastique. On avait apprécié en son temps sa magistrale thèse sur Saint Thomas d'Aquin et le mat (Beauchesne, 1992), ouvrage décisif mais ardu. On goûtera plus aisément celui-ci, car l'auteur y fait preuve d'un grand sens pédagogique.
Annoter saint Thomas d'Aquin : de même que la philosophie occidentale a pu être présentée comme l'ensemble des notes déposées au bas des pages de Platon, la théologie catholique reste souvent mue par une sorte de devoir moral qui la pousse à commenter interminablement le « docteur commun ». Laurent Sentis, lui aussi, se livre à cet exercice devenu presque rituel. Bien lui en prend d'ailleurs, car il nous livre ainsi, dans la partie centrale de son ouvrage, une présentation méticuleuse de la doctrine thomiste des vertus : les quatre cardinales d'abord, puis les trois théologales, le tout encadré d'une synthèse sur la conception thomiste de la vertu et d'une autre synthèse sur la conception thomiste de la morale. Le jeu infini des commentaires se poursuit donc à travers les époques et les écoles : saint Thomas relisait Aristote et s'appropriait tout ce qui pouvait être digéré par la réflexion catholique du XIIIe siècle. L. Sentis relit saint Thomas en tenant compte des avancées de Vatican II et il l’oppose systématiquement aux principaux courants de la philosophie morale contemporaine.
Un exercice de relecture n'est jamais neutre, cependant : tout lecteur est toujours l'interprète de ce qu'il lit. Sentis n'échappe pas à cette fatalité herméneutique et, en livrant sa lecture, il nous incite à questionner son interprétation. De prime abord, elle apparaît surtout soucieuse de fidélité à la Tradition catholique, et spécialement au Maître. De fait, les deux premières parties de l'ouvrage (qui en compte trois) sont avant tout une sorte de manuel destiné aux étudiants qui débutent en théologie : d'abord, on plante le décor de la réflexion (1ère partie intitulée « Sources »); puis on expose la doctrine classique (2e partie, « Développement »). Jusque-là, rien de vraiment novateur, mais un bon exposé, très clair, très pédagogique. On sent le formateur de séminaristes soucieux de structurer l'intellect de futurs pasteurs. Tout au plus pourrait-on remarquer que l'ordre de présentation choisi (les vertus cardinales puis les théologales), diffère de celui de la Somme théologique (les théologales, d'abord, ensuite les cardinales). Sans doute L. Sentis veut-il insister sur la continuité entre l'héritage antique païen et sa reprise chrétienne, patristique puis scolastique. Ce choix est recevable, mais il induit une option théologique qui mériterait d'être discutée plus nettement : peut-on encore, notamment après Vatican II, présenter la vie théologale (foi, espérance et charité) comme un simple parachèvement de la vie morale humaine rationnelle (force, modération, justice et prudence) ? L'auteur insiste sur « la distinction capitale entre la lumière naturelle de la raison et la lumière de grâce » (p. 75) posée par saint Thomas. Ne court-il pas le risque de revenir à une conception préconciliaire du surnaturel, compris comme ordre surajouté à l'ordre de la nature, mais dont cette dernière n'a pas nécessairement besoin pour produire son fruit ct atteindre sa perfection propre ? En son temps, le Père de Lubac avait dénoncé cette scission fâcheuse en critiquant le concept de « nature pure » tel que la scolastique néo-thomiste l'a élaboré : dès 1946, avec son magistral Surnaturel, et encore en 1980, dans Petite catéchèse sur nature et grâce, que je tiens pour une manière de chef-d'œuvre.
Reste la troisième partie (« Discussion ») qui amorce une intéressante confrontation entre une conception médiévale et diverses conceptions éthiques contemporaines. Certes, la présentation de cinq grandes tendances de la philosophie morale moderne et contemporaine est honnêtement menée, avec un réel talent pédagogique. Mais on regrettera quand même que la discussion théologique de ces doctrines n'aille pas toujours aussi loin qu'il aurait été souhaitable, sans doute parce que cette partie du livre aurait alors pris de telles dimensions qu'un second tome aurait été nécessaire.
En fait, il me semble que L. Sentis ne souhaite pas vraiment engager de débat avec la pensée de saint Thomas lui-même. L'Aquinate reste une référence intangible, une sorte d'acmé de la théologie, une synthèse indépassable à ses yeux. Les critiques adressées aux systèmes moraux de Hume, de Kant, de Bentham, de McIntyre ou d'Habermas, touchent souvent juste. Appuyé sur la tradition thomiste, l'auteur en montre bien les faiblesses. Mais cela suffit-il ? Le lecteur pressé serait enclin à conclure qu'il vaut mieux revenir à la pensée de saint Thomas et de s'y tenir. N'y avait-il pas matière, pourtant, à discuter certains aspects de la doctrine thomiste des vertus ? Ou certains de ses présupposés implicites ? Ainsi, le statut théologique de la notion de « loi naturelle » : la position thomiste en fait une réalité immuable, parfaitement rationnelle et s'imposant même à l'intellect divin. Qui ne voit les conséquences difficiles de cette posture ? Aux p. 302-304, Sentis rappelle comment saint Thomas justifie la nécessité d'une casuistique pour sortir de l'impasse engendrée par l'affirmation que tous les préceptes du Décalogue appartiennent au champ de la loi naturelle et sont, par conséquent, immuables. Mais par ailleurs, il maintient qu’il est possible d'en modifier l’interprétation (par exemple avec la légitime défense, qui n'est plus considérée comme un meurtre, bien qu'elle en ait toutes les caractéristiques formelles et matérielles, puisqu'elle aboutit aussi à ôter la vie à quelqu'un).
Tant qu'à analyser la mise au point de la position thomiste dans ce domaine, il aurait été intéressant de montrer qu'à la même époque ou peu après, d'autres positions théologiques ont été professées. Et elles sont parfois plus convaincantes, telle la position scotiste pour laquelle seuls les commandements de la première table du Décalogue appartiennent à la loi naturelle, au sens strict, parce qu'ils ont Dieu pour objet. Tandis que ceux de la seconde table, qui ont trait au prochain et dont la Bible elle-même montre qu'ils ont pu être transgressés sur l'ordre de Dieu, n'appartiennent à la loi naturelle que dans un sens large, eu égard seulement à l'autorité divine qui les a promulgués.
« Selon l'opinion commune, les préceptes du Décalogue sont une bonne expression des grands principes de la loi naturelle », écrit l'auteur (p. 303) : cette affirmation me semble donc trop simplificatrice : une telle « position commune » n'existait pas à la fin du XIIIe siècle, et je ne suis pas sûr qu'elle ait jamais existé. La critique scotiste de la position thomasienne peut et doit être prise en compte.
En effet, si la moralité de nos actes dépend exclusivement de la nature ou essence de ces actes, en dépendance de la « loi naturelle » qui les fonde, on ne voit pas comment un même acte (par exemple, ôter la vie à un homme) pourrait recevoir différentes valeurs morales. Sauf, effectivement, à recourir à une casuistique très délicate (par exemple, pour distinguer de façon objective un meurtre d'un cas de légitime défense), on devra accorder à l'homme un réel pouvoir de définition de cette nature ou essence de ses actes. Alors le risque devient grand, soit de manquer de critères objectifs et de devoir accepter des critères subjectifs dans ce travail de définition, soit de glisser vers une sorte de nominalisme moral, chaque acte humain étant considéré comme un acte singulier, incomparable à quelque autre acte que ce soit, et donc devant recevoir une qualification morale singulière qui ne vaudra que pour lui seul. Ce serait la fin de toute théologie morale.
Naturellement, j'attendais beaucoup aussi du chapitre sur la vertu de prudence. Il est curieusement placé à la fin de l'exposé sur les vertus cardinales, alors que saint Thomas, dans la Somme, le place en tête. On sait depuis Pierre Aubenque le rôle clé que joue la prudence dans l'éthique aristotélicienne. En lisant le chapitre 8 qui lui est consacré, je me suis demandé dans quelle mesure la présentation thomasienne de la prudence infléchit vers une conception théorique et purement intellectuelle ce qui relevait, chez Aristote, d'une perception nettement pragmatique (le flair, l'intuition du « bon moment » pour agir). De fait, les exemples proposés aux pp. 178-180 induisent bien l'idée d'une démarche analytique, intellectuelle, ce qui, à mon avis, ne correspond pas vraiment à ce qu'Aristote avait en vue. Peut-être y a-t-il ici un glissement stoïcien où Cicéron aurait eu sa part : la vertu de prudence se restreint-elle à la recherche du « juste milieu », d'un point d'équilibre ?
Toujours est-il que lorsque l'auteur recherche comment cette vertu a été pratiquée par le Christ (p. 197 s.), il le fait logiquement dans le sens thomiste. Mais il me semble qu'on pourrait envisager la « prudence » du Christ comme désignant son sens éminent du « moment opportun », du moment « juste et bon » pour passer à l'action et accomplir la mission salvifique reçue du Père, en livrant sa propre vie. Le thème johannique du kairos, de l'Heure, serait ici à sa place. Il me semble donc un peu réducteur de présenter le Christ comme celui qui maîtrise tout et domine toujours la situation (p. 199). N'aurait-il pas mieux valu mettre l'accent sur le fait qu'il reste constamment et entièrement « Fils », alors même qu'il se dépouille de toute puissance et de toute Seigneurie (kénose) ? Établi de la sorte, le rapprochement avec la sagesse hébraïque, la hokhma biblique (cf. p. 186 s.), serait plus convaincant. Toutefois, bien que le judaïsme alexandrin tente de combiner deux aspects apparemment opposés (sagesse-hokhma, attribut divin antérieur à la création du monde, et sagesse-torah venue s'établir chez les hommes en Israël), il reste difficile de mesurer l'influence de cette élaboration juive sur la pensée médiévale. Dans la présentation de L. Sentis, on voit bien (p. 189) comment saint Thomas tente de synthétiser les deux aspects de cette notion (sagesse théorique et contemplative, avec prudence pratique et intuitive). Mais cette synthèse ne me semble pas entièrement convaincante.
Inévitablement, quelques erreurs se sont glissées dans le livre. Je les relève rapidement : p. 72, à la dernière ligne, il faut, bien entendu, lire. Théologales » au lieu de « cardinales », puisqu'il s'agit de la foi, de l'espérance et de la charité; p. 195, la numérotation du paragraphe est « 2.2 » au lieu de « 2.3 ». Plus gênante est la remarque concernant Henri de Gand, p. 282 : ce maître n'a certainement pas pu s'opposer à saint Thomas en 1320, puisqu'il était mort en 1293. C'est probablement la source d'information (Odon Lottin en l'occurrence) qui est défectueuse. Dans cet examen du débat théologique, la plus grande rigueur chronologique s'impose, car les écoles de pensée coexistent et débattent entre elles, beaucoup plus qu'elles ne se succèdent dialectiquement, comme voudrait parfois nous le faire croire une historiographie idéologiquement orientée. Comme on le sait, les thèses thomistes ont été longues à s'imposer. En fait, la scolastique médiévale montre souvent une réflexion catholique plurielle, en débat permanent, des notions et des concepts circulant entre les différentes écoles et se modifiant au gré de ces confrontations.
Signalons enfin l'absence d'index : index des noms propres, index des questions traitées. Je regrette ce manque qui nuira peut-être à la maniabilité de l'ouvrage, au demeurant très stimulant.


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