Editions BEAUCHESNE

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LEO STRAUSS, FOI ET RAISON

LEO STRAUSS, FOI ET RAISON

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Date d'ajout : samedi 15 janvier 2011

par Maurice-Ruben HAYOUN

Tribune de Genève

Voici, enfin, un bel ouvrage sur un philosophe, généralement peu connu en France, hormis dans les milieux spécialisés, et qui doit une sorte de renaissance à un regain d’actualité géo-politique : la guerre d’Irak et les néo-conservateurs américains, regroupés autour du président Georges W. Bush, dont certains, les plus emblématiques, ont suivi les cours d’Allan Bloom, l’un des élèves de Strauss (1899-1973). Oserais-je écrire que ce regain artificiel d’actualité a malencontreusement conduit l’auteur de l’ouvrage à sacrifier au culte du veau d’or en consacrant une bonne vingtaine de pages qui, placées, en tête de ses développements, auraient fort bien pu dissuader le lecteur, même bienveillant et attentif, d’aller plus avant…
    Mais la persévérance est bien vite récompensée car le reste de l’ouvrage mérite pleinement d’être lu et étudié. D’abord, l’auteur ne scotomise nullement l’aspect biographique et juif (entendez par là une étude de très haut niveau de la philosophie et de la Science du judaïsme) puisque Strauss, issu d’un milieu naturellement orthodoxe,  a été l’élève d’un autre juif , Ernest Cassirer, lui-même disciple de Hermann Cohen (ob. 1918 dont l’influence sur les générations postérieures (y compris sur Emmanuel Levinas) n’a guère besoin d’être rappelée. Ensuite, parce que Strauss fut une érudit en fuite, chassé de son pays natal par lesd Nazis, et qui dut s’acclimater aux USA, changeant de langue, de milieu et d’environnement universitaire.
    Le chapitre consacré à l’art d’écrire (ésotérique) est extrêmement suggestif et mérite d’être lu avec la plus grande attention. L’auteur a très bien perçu que son philosophe était avant tout un exégète ou un spécialiste d’œuvres exégétiques. Or, les exégèses sont nécessairement des commentaires, des gloses sur ce que d’autres ont dit ou écrit. De même que le talmud, a-t-on dit, est une littérature de citations, ainsi la philosophie médiévale ou post-médiévale (dont Strauss était un éminent connaisseur) est une philosophie de commentaires, c’est-à-dire que les commentaires font désormais figure d’œuvres originales. Ce qui n’est pas, dans notre univers mental contemporain, le statut normal du commentaire. Il faut bien comprendre que c’est la formation même de Strauss qui l’a conduit à d’aussi sagaces observations :  n’oublions pas qu’il a commencé sa carrière par critiquer en 1935 le grand ouvrage de Julius Guttmann (Die Philosophie des Judentums, Munich, 1933) en rédigeant Philosophie und Gesetz : Beiträge zum Verständnis Maimunis und seiner Vorläufer. Strauss a donc, d’une certaine manière, lu et commenté l’œuvre de son collègue Guttmann… Plus tard, il fera un beau livre, enfin réédité chez Olms à Hildesheim sur Spinoza, La philosophie religieuse de Spinoza en tant que fondement de sa critique biblique. Mais même sur le Cusari de Juda Ha-Lévi, adversaire acharné de l’aristotélisme médiéval judéo-arabe, il publiera une excellente étude sur la critique par cet auteur de la loi rationnelle (law of reason). Toutes ces études, surtout celles consacrées à Maimonide et à son principal inspirateur musulman Abu Nasr al-Farabi, ont conduit Strauss à accorder une place de choix aux Lumières de Cordoue, c’est-à-dire aux Lumières médiévales. Dans ce contexte typiquement maïmonidien, lequel excluait, on le sait, l’écrasante majorité de l’humanité de la lecture de ses œuvres, au motif quelle n’était pas préparée à les comprendre, Strauss écrit très justement : la vérité sur toutes les questions cruciales est présentée  exclusivement entre les lignes…  Et il ne péchait pas par ignorance des Lumières de Berlin, celles du XVIIIe siècle, puisqu’il fera partie des jeunes savants chargés de préparer l’édition du jubilé des œuvres de Moïse Mendelssohn (1729-1786) (Jubiläumsausgabe), dès 1929. Et les volumes qu’il édita, attestent une connaissance sûre et de première main de cette aire intellectuelle.
    Mais Strauss n’est pas tombé dans le piège historiciste de ce grand mouvement judéo-allemand du XIXe et du début du XXe siècle ; il a su observer une distance convenable entre les normes nécessaires du commentaire historique et un pointillisme qui masque mal une absence totale d’idées. Toutefois,  il n’en tient pas moins à l’analyse historique, comme son œuvre l’atteste et comme il l’écrivit lui-même à Gershom Scholem pour dénoncer l’attitude anhistorique de Buber face à la spiritualité juive.
    Mais revenons à un point essentiel puisqu’il conditionne la nécessité du caractère ésotérique de l’écriture philosophique, c’est-à-dire à la persécution. Strauss, très familier des textes de philosophie religieuse judéo-arabe du Moyen Age, savait que tant les philosophes comme al-Farabi que les théologiens comme Abuhamid Al-Ghazzali (ob. 1111), observaient une orthodoxie d’ordre politique ; c’est d’ailleurs ce que relèvera le meilleur commentateur averroïste du Moyen Age, Moïse de Narbonne (1300-1362) en commentant les Intentions des philosophes de al-Ghazzali. Conçu comme un brûlot anti-philosophique, ce texte expose en détail des thèses qu’il prétend annihiler dans un second traité, lequel vit effectivement le jour.  Mais Moïse de Narbonne s’interroge sur la sincérité de l’entreprise gazzalienne en disant que cet auteur devait prendre garde à ne pas enfreindre l’orthodoxie politique de l’époque, faute de quoi il aurait encouru les foudres des gardiens sourcilleux de la tradition coranique… Une attitude qui en dit long sur la mentalité de l’époque et l’état des sociétés. Strauss relève d’ailleurs dans son écrit La persécution et l’art d’écrire que les Anciens statuaient une impossibilité congénitale pour les masses d’acquérir des connaissance philosophiques… La même attitude, héritée de ces mêmes Anciens qui imprégnèrent la pensée judéo-arabe, se retrouve de manière très élaborée dans le Guide des égarés de Moïse Maimonide. Au fond, l’ésotérisme est la conséquence inéluctable de la signification originelle de la philosophie. On peut, certes, critiquer l’élitisme de cette affirmation, mais c’est bien de cela qu’il s’agissait.
    La transition est réussie entre le premier chapitre qui traite des relations subtiles et complexes entre la persécution et l’art d’écrire, d’une part, et le second chapitre qui aborde les points de contact entre la Révélation et son interprétation. Il est vrai que la notion même de révélation contient en elle la notion d’universalité. D’ailleurs, la tradition talmudique l’avait bien perçu lorsqu’elle spécifia dans le traité Sukka du Talmud ee Babylone que la Révélation s’est déroulée dans le désert qui n’est la propriété exclusive de personne, entendez, qui appartient à tous. Quiconque veut s’en prévaloir n’a qu’a en recueillir les enseignements, ce  que firent les Hébreux, mais point les autres peuples, selon les sages du Talmud… Mais nous connaissons la suite : la Tora, destinée à l’humanité dans son ensemble, est restée confinée dans le cadre étroit d’un seul peuple, malgré les discours universalistes de ses prophètes.  C’est d’ailleurs, une thèse implicite que reprend Maimonide dans son introduction au Guide des égarés lorsqu’il établit une équivalence, arbitraire, en apparence seulement, entre, d’une part le récit de la création et la Physique d’Aristote, et d’autre part, les visions d’Ezéchiel et la Métaphysique.  Il va même jusqu’à reprendre, en apparence, un mythe très répandu en son temps, selon lequel les païens auraient dépouillé Israël de tout son savoir scientifique à la suite de défaites militaires… Selon Maimonide, c’est le langage métaphorique de la Bible qui cherche à dissimuler aux yeux de la masse à laquelle elle s’adresse, les vérités profondes de l’univers…  M. Sefez note justement ( 81) que la réflexion sur le sage juif Maimonide constitue le centre de gravité de la pensée straussienne, d’un Maimonide en dialogue constant avec Farabi… On devrait ajouter (en lisant Strauss, notamment dans l’introduction à la version anglaise procurée par son collègue Salomon Pinès), Avicenne, Avempace, Ibn Tufayl et aussi al-Kindi, voire même al-Ghazzali. En somme toute la chaîne traditionnelle de la philosophie gréco-musulmane. Mais la remarque, même incomplète, reste absolument juste : la pensée de Strauss ne serait jamais devenue ce qu’elle sans l’étude approfondie du Sage de Cordoue.
    Même sa définition de la Révélation en découle. Il est difficile de trouver un terme hébraïque ancien pour désigner de manière clairement théologie la Révélation au sen latin du terme revelatio ; les Israéliens ont mis à l’honneur le terme hitaglut ; les Hébreux et les juifs ont toujours parlé d’un don de la Tora, mattan Tora et jamais de revelatio. Ce qui fait dire à Strauss, la révélation chez les juifs… a plus le caractère d’une loi que d’une foi. N’oublions pas le mot d’ordre d’un champion de la néo-orthodoxie juive allemande au XIXe siècle, Samson-Raphaël Hirsch, mort en 1888 (donc une décennie avant la naissance de Strauss) qui écrivait textuellement dans ses Dix-neuf épîtres sur le judaïsme : nicht la foi sondern la loi ist das Wesen des Judentums…(sic)
    Toutefois, le problème demeure et il est clairement identifié dans le texte cité en allemand au début de ce compte-rendu, philosophie et loi. Strauss considère que l’acte de philosopher ne conduit pas nécessairement à la négation de la transcendance, mais il note aussi que l’antériorité (ontologique) de la loi par rapport à la philosophie confère à la première une certaine supériorité. La contradiction entre elles deux, ou leur opposition, tient plus à des réalités sociales et psychologiques qu’à des raisons d’ordre métaphysique. Pour reprendre Maimonide, la Tora et Aristote parlent des mêmes sujets mais avec un langage différent ; d’où sa décision de commencer la première partie de son Guide… par une bonne cinquantaine de chapitres consacrés à l’interprétation spirituelle des homonymes bibliques.
    Il y a aussi, assurément, un aspect politique de la loi ou Tora dans la pensée maimondienne ou, plus généralement, à la suite du Guide… dans toute la pensée juive médiévale, dans le sillage des inspirateurs arabes. Pour Maimonide, la Tora vise une double perfection, celle du corps (lois civiles, sociales etc…) et celle de l’âme (philosophie, éthique, etc…) Seuls, les philosophes, aptes à déchiffrer l’intention profonde de la Tora, peuvent en scruter le sens profond, sans que son élucidation ne les affranchisse de son respect au pied de la lettre.  En clair, cela signifie qu’aux yeux de Maimonide, la Tora est destinée aux adeptes de la religion populaire et que son contenu législatif représente pour eux une contrainte absolue. A la différence du philosophe qui, lui aussi, applique la loi, tout en sachant que la Vérité va beaucoup plus loin. A la mort de Maimonide, ses successeurs qui commentèrent son Guide se détachèrent graduellement du legs alfarabo-avicennien, trop velléitaire à leurs yeux, et écrivirent sans complexe que la Tora est un moyen de régir les masses incultes qui ne pouvaient pas, autrement, se donner elles-mêmes, une loi… Les plus téméraires parmi eux allèrent jusqu’à dire que la Tora (voire même la religion dans son ensemble) était la première éducatrice de l’humanité… Et ils s’en référaient au roman philosophique d’Ibn Tufayl, Hayy ibn Yaqzan, où un solitaire retrouve, seul, sans l’aide quiconque, les vérités de l’univers, de Dieu et de l’homme. En d’autres termes, que l’on pouvait fort bien se passer de révélation… Inouï pour un philosophe musulman du XIIe siècle !!
    Le chapitre consacré à la critique de la modernité, à la présentation des idées de Strauss sur le libéralisme, ne laisse pas d’être intéressant, même s’il est moins visible que les précédents. En revanche, j’ai apprécie la présentation de l’opposition de Strauss et de son contemporain nazi (temporairement) Carl Schmitt, le champion de la révolution conservatrice. Ce professeur avait aussi écrit un ouvrage intitulé Politische Theologie où il formulait assez bien l’hypothèse d’une fenèse religieuse du politique : tous les thèmes politiques structurant une société humaine sont issus de théologoumpènes sécularisés… Plus inattendues dans ce même chapitre sont les remarques sur le Moïse et le monothéisme de Freud qui n’a plus, depuis bien longtemps, qu’une valeur purement documentaire. En revanche, un théologien de Strasbourg Théo Pfrimmer avait jadis fait une excellente thèse intitulée, Freud, lecteur de la Bible.
    C’est encore ce conflit entre foi et raison qui constitue la trame du chapitre suivant. M. Sfez résume bien, me semble-t-il, la position du débat : le discours de la révélation est un discours du témoignage (et non de la preuve) et le discours philosophique n’est pas lui-même un discours de la preuve accompli et se ressource lui-même à tout autre chose que la preuve : la problématisation. Les deux discours… représentent deux manières de biaiser avec la véridiction explicite : le discours philosophique parce qu’il accompagne sa demande de preuves de sa réserve qu’est l’attitude interrogative… le discours de la révélation parce qu’il accompagne la demande d’affirmation pleine en campant lui-même sur une interprétation de l’affirmation comme croyance.
À part le style un peu ampoulé et la tendance au jargon, tout est dit. Mais cette opposition dans l’œuvre de Strauss entre philosophie grecque et sagesse juive me remet en mémoire une anecdote talmudique : à ses disciples qui lui demandèrent s’il consentait à se mettre à l’étude de la pensée grecque puisqu’il avait désormais entièrement assimilé les enseignements et les commentaires de la Tora de Dieu, un éminent docteur des Écritures répondit : oui, mais à des heures qui n’appartiennent ni au jour ni à la nuit… Tout un programme !
    On aurait bien poursuivi la discussion d’autres points si passionnants de ce livre mais la recension est déjà assez longue. Au fond, Strauss a oscillé entre Jérusalem et Athènes, entre la Tora et la philosophie, mais, en dépit de cette tension polaire particulièrement féconde, c’est encore et toujours la Tora qu’il avidement poursuivi dans toutes ses métamorphoses depuis la Bible jusqu’au XXe siècle en passant par Maimonide, Spinoza, Mendelssohn, Hermann Cohen et Franz Rosenzweig. En somme, une traversée du continent juif, menant des Lumières de Cordoue aux Lumières de Berlin.


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