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MICHEL HENRY, PASSION ET MAGNIFICENCE DE LA VIE

MICHEL HENRY, PASSION ET MAGNIFICENCE DE LA VIE

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Date d'ajout : samedi 12 septembre 2015

par Eric WERNER

REVUE : CATHOLICA, printemps 2004

S’il fallait résumer d'un mot l'opposition entre le christianisme et la philosophie platonicienne, on se référerait bien sûr à l'incarnation, autrement dit au fait qu'il n'y a pas dans la conception chrétienne, contrairement à ce qui se passe dans la conception platonicienne, de dualisme de la chair et de l'esprit, au sens où l'esprit serait extérieur à la chair (ou ne s'y rattacherait que par un lien d'extériorité). On pourrait aussi dire que le christianisme ignore la distinction platonicienne entre le monde sensible et le monde intelligible, ce dernier représentant une sorte de sphère idéale, « supérieure » à la sphère sensible. Au contraire, dans l'optique chrétienne, l'esprit ne mérite réellement son nom que s'il s'incarne dans la vie concrète des hommes, autrement dit le monde tel qu'on peut le voir et le toucher, y compris dans ses aspects les plus humbles, comme un repas pris en commun par exemple [Comme l'a relevé Paul Virilio dans une belle page de L'Insécurité du territoire (Galilée, 1993, p. 136), c'est là le sens profond de l'Eucharistie.]. Et donc il n’y a pas réellement dichotomie entre la chair et l'esprit. L'Evangile le dit très bien au travers de la métaphore du levain et de la pâte. La pâte lève ou ne lève pas, mais la fonction propre du levain est de faire lever la pâte, il n'en a pas d'autre. En ce sens, le christianisme est fondamentalement un anti-mysticisme.
Mais on admettra que le problème n'est pas simple et que de longues habitudes de vie commune entre le christianisme et le platonisme n’ont pas beaucoup fait pour en clarifier les termes. Dans le très beau livre qu'elle vient de consacrer à l'œuvre du philosophe Michel Henry, récemment décédé, Gabrielle Dufour-Kowalska contribue indirectement à relancer le débat [ G. O.-K. est l'auteur de plusieurs ouvrages importants sur l'art et la théorie esthétique. Mentionnons en particulier L'Arbre de vie et la Croix. Essai sur l'imagination visionnaire (Tricorne, 1985) et Caspar David Friedrich. Aux sources de l'imaginaire romantique (rAge d'Homme, 1992, initialement Gallimard, 1977). En 1980, G. D.-K. avait déjà consacré un premier ouvrage à Michel Henry (Michel Henry. Un philosophe de la vie et de la praxis, Vrin). Cf aussi du même auteur : L'Art et la sensibilité. De Kant à Michel Henry, Vrin, 1996. Signalons enfin l'existence d'un site Internet consacré à l'œuvre de Michel Henry : www.michelhenry.com].
Son point de départ n'est pas exactement l'incarnation mais plutôt l'immanence, l'immanence en tant que structure de la subjectivité, structure à vrai dire fondamentale puisqu'elle s'identifierait, selon Michel Henry, à une expérience interne immédiate constituant « en soi, indépendamment de toute relation externe, un mode de révélation absolu » (p. 45). L'immanence ainsi comprise joue un rôle central dans la philosophie de Michel Henry. Au dire du philosophe, elle serait elle-même en rapport avec la Vie, concept que Michel Henry préfère à celui d'Etre pour désigner ce qu'il appelle l'Essence originaire. En effet, la Vie mériterait le titre d' «  Origine absolue» (p. 164) et donc elle s'identifierait à Dieu (p. 158), au sens où « la révélation de la Vie dans son immédiateté fulgurante et son éternel jaillissement » ne saurait s'appliquer qu'à Dieu lui-même (p. 156). Quant au Christ, en tant qu'auto-révélation de Dieu, il faudrait l'appeler le « Fils de la Vie ».
Michel Henry rejoint ainsi certains éléments de la pensée chrétienne, mais au terme d'un itinéraire qui lui est très personnel, itinéraire dont Gabrielle Dufour-Kowalska, dans les chapitres successifs de son livre, s'emploie, avec un grand bonheur d'expression, à décrire les principales étapes. Itinéraire, comme elle le montre, marqué par l'approfondissement de la critique que le philosophe a été amené très tôt à développer de la phénoménologie husserlienne. Lui-même, il faut le souligner, est toujours resté fidèle à la démarche phénoménologique, il ne l'a jamais contestée en son principe même. Mais il « décèle, par rapport à la visée primitive de la vie transcendantale, la dérive du regard phénoménologique, qui abandonne progressivement le contenu interne, primaire, réel de la conscience, constitué par les datas sensibles et affectifs - la "matière" de la conscience - en eux-mêmes dépourvus de toute intentionnalité, au profit de celle-ci, de la "forme" de sa phénoménalité propre » (p. 16). Telle est la critique qu'il adresse à la phénoménologie classique, critique ayant pour contrepartie positive le projet de constitution d'une phénoménologie dite matérielle, articulée à l'expérience originaire de la conscience en tant qu'elle se rapporte immédiatement à elle-même, expérience que Husserl aurait malencontreusement délaissée.
On voit bien, à partir de là, quels sont les problèmes. Pour l'auteur, « la substitution de la phénoménologie matérielle à la phénoménologie classique revêt une portée générale : elle signifie la mise hors jeu de l'idéalisme qui domine la tradition philosophique en Occident » (p. 7). En va-t-il bien ainsi ? En un sens oui, puisque toute transcendance est ici éliminée, l'immanence en tant qu'expérience originaire renvoyant à la Vie avec un grand V, qui elle-même renvoie à Dieu. C'est ce qu'explique Michel Henry, en particulier dans ses deux derniers ouvrages respectivement intitulés : C'est moi la vérité. Pour une philosophie du christianisme (1996), et Incarnation. Une philosophie de la chair (2001). Gabrielle Dufour-Kowalska, son interprète, écrit, certes, que « la transcendance divine est maintenue intacte au sein de l'immanence radicale » (p. 162). Mais ce n'est pas tout à fait exact car, si « nul n'a vu Dieu ni ne le verra jamais » (ibid.), nous n'en avons pas moins de lui une expérience immédiate et directe, puisque, selon Michel Henry, Dieu s'identifie à la Vie : or la Vie est la matière même de la conscience. La perspective est donc bien celle de l'immanentisme, perspective évoquant d'une certaine manière Spinoza, mais aussi Schopenhauer (sauf que Schopenhauer ne parlerait évidemment pas de « magnificence de la vie »).
Mais une autre remarque s'impose en parallèle. L'auteur parle de « mise hors jeu de l'idéalisme » mais on pourrait se demander si l'idéalisme ne se réintroduit pas ici subrepticement au travers même de l'effort visant à le mettre hors jeu, par exemple dans l'opposition constamment réaffirmée tout au long de l'ouvrage entre intériorité et extériorité, l'extériorité étant dévalorisée au profit de l'intériorité considérée comme lieu d’une « connaissance supérieure » (p. 21) nous reliant au Verbe fait chair. A plusieurs reprises, en effet, l'auteur explique que la réalité extérieure ou bien n’existe pas (pp. 171, 181,188,190, etc.) ou bien serait indigne d'intéresser le philosophe, étant en soi dépourvue de signification (p. 163), ou bien encore serait amorale par principe (p. 180). Dans un chapitre intitulé « l'éthique chrétienne », elle dénonce par ailleurs comme un « préjugé » l'idée selon laquelle « ce qui est intérieur [ … ] ne saurait se réaliser que sous une forme visible et objective, c'est-à-dire dans le milieu de l'extériorité, seul garant de son effectivité » (p. 178). Préjugé qu'il faudrait même considérer comme ayant partie liée avec l'hypocrisie, au sens où l'hypocrisie se rattacherait elle aussi à la morale de « l'extériorité » : c'en serait un cas particulier (p. 179). Or, précise-t-elle, « l'intuition fondamentale » des Evangélistes c'est « l'intériorité pure, sans compromis avec quelque extériorité que ce soit, l'intériorité radicale comme possibilité exclusive de toute éthique en général, comme unique source d'efficience et seule garantie d’authenticité » (p. 180).
Tout au long de l'histoire chrétienne, les contaminations platoniciennes ont, on le sait, été nombreuses et récurrentes (à vrai dire, elles se font jour dès les débuts même du christianisme, avec les premiers efforts visant à « acclimater » le christianisme à la culture dominante de l'époque, très largement imprégnée de platonisme, à la lui faire assimiler, mais elles ne sont jamais parvenues à gommer complètement la spécificité propre du christianisme) autrement dit son opposition basique à toute conception tendant à déréaliser le monde phénoménal, à le considérer comme une moindre réalité par rapport à une autre réalité soi, disant « idéale » qui serait la seule « vraie » réalité, en sorte que l'homme aurait à rompre son ancrage dans le monde historique et créaturel pour rejoindre une telle réalité. Cette tendance-là existe, assurément, mais elle s'est toujours heurtée à de vives résistances au sein même de la culture et de la civilisation chrétiennes, comme en témoignent aussi bien l'art médiéval et postmédiéval que les grands chefs-d' œuvre de la littérature occidentale [Cf dans une perspective voisine l'ouvrage classique d'Erich Auerbach, Mimésis (Gallimard, coll. Tel,1977).] Et donc le christianisme ne s'est jamais purement et simplement transformé en néo-platonisme (en platonisme « de seconde navigation », pourrait-on dire). Il est toujours resté le christianisme.
On l'aura compris, l'intériorité elle-même n'est pas en cause, c’est l'intériorité pure qui l'est : l'intériorité réduite à elle-même. Car, dirions-nous, une telle intériorité n'existe pas, ce n'est qu'une abstraction. L'intérieur et l'extérieur n'existent que l'un par rapport à l'autre. Comment autrement comprendre l'Incarnation ?
Ces remarques n'ôtent évidemment rien à l'intérêt même de la démarche de Michel Henry, ni de la relecture « phénoménologique » qu'il nous propose des textes évangéliques, relecture des plus stimulantes et enrichissantes. On lui saura gré en particulier d'avoir su traduire, en termes de philosophie de l'existence, un certain nombre de concepts que le philosophe, par prudence, modestie ou plus souvent encore incompréhension, préfère, en règle générale, abandonner au théologien, réputé plus compétent. Peut-être le parallèle s'imposerait-il avec Kierkegaard. Mais la perspective est ici beaucoup moins sombre, beaucoup plus sereine. En se focalisant, comme il le fait, sur le thème johannique de la Vie et de la participation qu'en a l'homme, Michel Henry offre une issue convaincante à l'angoisse kierkegaardienne. C’est une nouveauté parmi les philosophes contemporains, nouveauté en elle-même réjouissante. Elle témoigne en même temps de l'actualité permanente des textes évangéliques, de leur éternelle « prégnance » en quelque sorte. C est cela même la Vie ! Vie qui va du texte au lecteur mais fait ensuite retour au texte, par un enchaînement dont le ressort n'est autre que la lecture elle-même, en tant qu'appropriation du texte par le lecteur. Car lire un texte c'est toujours se l'approprier. Et donc de tels textes ne sont jamais clos sur eux-mêmes, leur signification reste toujours ouverte. Il y a toujours de nouvelles choses à en dire. Vie se confondant donc avec le dynamisme même de la Parole, telle qu'elle continue aujourd’hui encore à se transmettre, dans le jeu même des interactions entre le présent et le passé.


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