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22. LE LABORATOIRE MATHÉMATIQUE DE NICOLAS DE CUES

22. LE LABORATOIRE MATHÉMATIQUE DE NICOLAS DE CUES

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Date d'ajout : jeudi 20 mai 2021

par Godofredo Iomni Amunátegui

Nicolle (Jean-Marie), Le laboratoire mathématique de Nicolas de Cues. – Paris : Éditions Beauchesne, 2020. – 226 p. – (Le grenier à sel). – 1 vol. broché de 13,5 × 21,5 cm. – 19,00 €. – isbn 978-2-7010-2274-1.
J’aime les lieux communs. Les sentiers battus, mais aussi bien les salles des pas perdus. Certes, il faut faire la part des choses et peut-être ne convient-il pas de composer un « Dictionnaire des idées reçues » à l’instar de Flaubert, mais plutôt de songer à un « Manuel du bon usage des fables convenues ». Et, le cas échéant, d’y apporter des nuances. Et, surtout, ne pas les ignorer, car elles peuvent revenir, sur la pointe des pieds, et prendre place au coeur même de la réflexion.
En 1880, Richard Falckenberg écrivait à propos de Nicolas de Cues : « Nicolas veut être un philosophe du Moyen Âge, bien qu’avec plus de liberté ; il est, sans le vouloir, un 218
philosophe moderne, mais plus réservé »1
1. Duhem, P. (1909/1984). Études sur Léonard de Vinci : ceux qu’il a lus et ceux qui l’ont lu (seconde série). Paris : Éditions des Archives Contemporaines. Ici, p. 99.
. Depuis lors2
2. Il va sans dire que je choisis cette date — 1880 — de façon tout à fait arbitraire.
, Nicolas de Cues (1401-1464) — homme d’Église, philosophe, théologien, mathématicien, juriste et prédicateur — traverse l’histoire de la philosophie affublé d’un titre tenace : « auteur majeur qui a assuré le passage du Moyen Âge à la modernité ». Jean-Marie Nicolle, en tout état de cause, s’inscrit dans cette tradition :
« Nicolas de Cues nous apparaît aujourd’hui comme un grand penseur original, peut-être le seul philosophe de son siècle [...] mais, finalement, coiffé de son chapeau rouge, le cardinal fait rendre au Moyen Âge son dernier flamboyant soupir » (p. 213).
Il importe, sans doute, de revenir « sur cette fameuse transition entre Moyen Âge et époque moderne, qui n’est pas liée à un nom mais qui, survenant de manière imperceptible, divise les noms en noms d’avant et noms d’après »3
3. Nicolas de Cues (trad. 2011). Les Conjectures (texte traduit avec introduction et notes par J.-M. Counet). Paris : Les Belles Lettres. Ici, p. lvii.
. Mais, peut-être, dans la foulée de Raymond Klibansky, le temps est-il venu d’étudier le Cusain « nei termi che gli sono propri »4
4. Klibansky, R. (1959/1965). Nicholas of Cues. Dans Nicolò Cusano. Scritti filosofici (a cura di G. Santinello) (vol. 1). Bologna : Zanichelli editore. Ici, p. 6.
. Cela dit, la traversée commence :
« [...] en mer, revenant de Grèce — je le crois par un “don d’en haut du Père des Lumières”, d’où provient tout don excellent (Jc 1,17) — j’ai été conduit à embrasser incompréhensiblement des choses incompréhensibles, dans la docte ignorance, par un dépassement des vérités incorruptibles humainement connaissables [...]. Dans ces abîmes, tout l’effort de notre esprit humain doit consister à s’élever à cette Simplicité où coïncident les contradictoires »5
5. Nicolas de Cues (trad. 2012). Anthologie (due à K. Reinhardt et H. Schwaetzer ; édit. française par A.-M. Vannier). Paris : Les Éditions du Cerf. Ici, postface de la Docte Ignorance : « Lettre de l’auteur au seigneur Jullien, cardinal, datée à Cues, le 12 février 1440 », pp. 71-72.
.
Dans son ouvrage De la perfection mathématique (1458), le Cardinal écrit : « Mon but est d’arriver à la perfection mathématique par la coïncidence des opposés [...]. Cette perfection consiste pour tout dans l’adéquation de la droite et de la courbe [...] »6
6. Nicolas de Cues (trad. 2007). Les écrits mathématiques (présentation, traduction et notes par J.-M. Nicolle). Paris : Honoré Champion. Ici, p. 433.
. Et, partant, « la quasi-totalité de l’oeuvre mathématique de Nicolas de Cues est centrée sur un unique problème : la quadrature du cercle », puisque « la quadrature du cercle équivaut à l’expression géométrique du principe de non-contradiction »7
7. Vengeon, F. (2011). Nicolas de Cues : le monde humain. Métaphysique de l’infini et anthropologie. J. Million. Ici, p. 185.
. Ici une précision est de mise : l’esprit est, à la fois, raison et intelligence. Parmi les limites de la raison, « il en est une, essentielle, qui tient à son principe de fonctionnement : c’est le principe de non-contra219
diction. L’intelligence qui admet la compatibilité des contraires grâce à la coïncidence des opposés va nous permettre d’approcher Dieu » (Nicolas de Cues, 2007, pp. 7-8). Joseph Ehrenfried Hofmann, qui a étudié avec une remarquable minutie les écrits mathématiques du Cardinal, dit que le Cusain s’engage de plein coeur dans les problèmes et les démonstrations géométriques, mais il n’en demeure pas moins que ces études « restent à l’ombre de sa philosophie »1
1. Nikolaus von Cues (1952). Die mathematischen Schriften (übersetzt von J. Hofmann mit einer Einführung und Anmerkungen versehen von J. E. Hofmann, F. Meiner). Hamburg. Ici, « seine mathematischen Traktate behandeln wirklich mathematische Gegenstände, obwohl sie im Schatten seiner Philosophie stehen », p. ix.
. N’oublions pas cette remarque. En 2007, Jean-Marie Nicolle écrit :
« Finalement en dépit des apparences et des conclusions triomphantes toutes les recherches mathématiques [de N. de Cues] aboutissent à un échec. Malgré l’ingéniosité dont il fait preuve, il ne parvient pas à la quadrature du cercle [...]. L’essentiel ne consiste pas à savoir pourquoi il ne pouvait pas résoudre le problème, mais à savoir pourquoi il n’a pas vu qu’il ne pouvait pas le résoudre. [...] il faut comprendre son erreur à partir de ses propres connaissances, “de l’intérieur”, et étudier ses concepts métaphysiques comme autant d’obstacles épistémologiques » (Nicolas de Cues, 2007, pp. 46-47).
En 2020, les mêmes mots, ou presque, reviennent sous sa plume : « Nous avons montré qu’il fallait comprendre son erreur “de l’intérieur” [...], et considérer ses concepts comme autant d’obstacles épistémologiques internes » (pp. 201-202). La variation d’un fragment de phrase ramasse, pour ainsi dire, le résultat de ce travail : « Il faut comprendre » est devenu « Nous avons montré qu’il fallait comprendre ». Pour y parvenir, Nicolle a pourchassé, sinon dévoilé, les « obstacles épistémologiques internes ». Il constate que
« la théologie n’aide aucunement les mathématiques à s’émanciper ; elle les enferme et les contraint ; pour des raisons symboliques, Nicolas de Cues privilégie la droite sur la courbe, ce qui l’empêche d’envisager une solution asymptotique de la quadrature du cercle. Il croit qu’un point recherché existe toujours, posé au bon endroit par Dieu [...] » (p. 202).
L’élément principal du projet de Nicolle tient dans « l’hypothèse selon laquelle les mathématiques sont un laboratoire pour le Cusain [...]. Nous prenons bien sûr cette expression comme une métaphore pour décrire une démarche de recherche [...]. Dans un laboratoire de mathématiques, on expose ses idées à des nombres et à des figures. La pensée se confronte à la rigueur des objets mathématiques » (p. 17). L’ouvrage se présente comme une étude chronologique de l’oeuvre du Cardinal. Voici le titre de ses chapitres : 1. « Les premières oeuvres » (1432-1441) ; 2. « L’approfondissement de la Docte Ignorance (1442-1449) » ; 3. « L’épistémologie du De Mente (1450-1452) » ; 4. « La découverte d’Archimède (1453-1454) » ; 5. « La recherche de la vision intellectuelle (1455-1459) » ; 6. « Les dernières oeuvres ». La conclusion envisage les rapports du Cusain et la pensée moderne (p. 9). Il est hors de question de mener à bien, au sein de ce compte rendu, une analyse poussée de chacune de ces étapes. Qu’il me soit permis de formuler quelques considérations générales. 220
1°) Un des traits caractéristiques de la notion « d’obstacle épistémologique » est ainsi énoncé par Bachelard : « on connaît contre une connaissance antérieure » (p. 18). Je crois que Nicolas de Cues invente, c’est-à-dire que souvent, comme un artiste, il emploie des éléments qui se trouvent déjà là et avec eux il compose une nouvelle disposition des pièces sur l’échiquier infini de la pensée. La préposition « contre » n’a point de place parmi les mots dont le sens et la portée orientent sa philosophie.
2°) Écoutons Nicolle :
« [...] Nicolas de Cues donne deux visages aux mathématiques : d’un côté, elles sont un outil bien utile pour le calcul ; de l’autre, elles sont un trésor de symboles qui permet de penser l’infinité divine [...]. À partir de 1460 il ne parle plus de la quadrature du cercle. Il ferme son laboratoire, au sens où il n’a plus besoin de tester ses hypothèses géométriques par le raisonnement et le tracé de figures. La vision intellectuelle suffit » (p. 49, p. 180 et p. 184).
Pourtant, « le cardinal a toujours considéré les mathématiques comme une propédeutique à la théologie » (p. 119). Ainsi les notions conçues par le Cusain ont une double nature mathématico-théologique. Par conséquent, il est loisible d’imaginer un « laboratoire mathématique » où l’on découvre le côté théologique des mathématiques et, aussi bien, un « laboratoire théologique » où l’on découvre le côté mathématique de la théologie. Sans doute je risque — ici — une lecture à rebours, voire à contresens de l’hypothèse centrale de Nicolle. Mais je ne puis l’éluder.
3°) En l’occurrence, « y a-t-il une place pour une véritable recherche mathématique ? » (p. 49). L’on sait que « Tutti gli scritti matematici gravitano intorno alla “vexata quaestio” della quadratura del cerchio »1
1. Niccolò Cusano (trad. 2017). Opere filosofiche, teologiche e matematiche (a cura di E. Peroli, testo latino a fronte). Bompiani. Ici, « Scritti matematici » (traduzione e note di F. De Felice), p. 2989.
. Les Transmutations géométriques sont l’écrit le plus ancien qui nous soit parvenu (1445). La « Première prémisse » de ce traité est : « Le demi-diamètre du cercle iso périmétrique du triangle inscrit se rapporte à la ligne menée du centre du cercle, auquel le triangle est inscrit, au quart de son côté, en proportion des cinq quarts » (Nicolas de Cues, 2007, p. 81). Nicolle indique que cette proposition va constituer l’objet principal de toutes les discussions ultérieures. F. Vengeon dit que « nulle part Nicolas de Cues ne démontre la nécessité de couper le triangle au quart de son côté. Peurbach lui demandera de préciser sa démonstration » (Vengeon, 2011, pp. 186-187). Le point situé « au quart de son côté » est le produit d’une intuition. Au demeurant, Hofmann a montré que de cette « visio » résulte un quotient de la circonférence et du diamètre égal à 3,1423 qui est à l’intérieur de l’encadrement d’Archimède (3 10/71 et 3 1/7) (Nikolaus von Cues, trad. 1952, p. 191). À mon avis, cet exemple est significatif : Cues y emploie les moyens de son bord et, tout de suite, surgit la critique « technique » des mathématiciens. Cet état des choses ne va guère changer par après. Toscanelli, Peurbach, Regiomontanus, tour à tour, vont dévoiler les lacunes géométriques et logiques qui émaillent les textes mathématiques de Nicolas. Dans De la quadrature du cercle d’après Nicolas le Cusain, Regiomontanus « ne 221
se moque pas ouvertement du Cusain [...] mais on sent poindre son ironie à propos de son “art” nouveau » (p. 199). Dans une lettre à Christian Roder de Erfurt, Regiomontanus n’hésite pas à dénoncer le cardinal comme « geometra ridiculus »1
1. Rose, P. L. (1975). The Italian Renaissance of Mathematics. Genève : Librairie Droz. Ici, p. 60.
. Trêve de courtoisie, donc.
Dans D’une mesure du droit et du courbe, Nicolas soutient que si l’on conserve « la surface d’une figure quelconque, sa nature propre et invariable, tu parviendras par cet art à beaucoup d’autres cachées qu’on ne peut toutes énumérer ; tu y parviendras aussi par des intersections et des courbes déformées uniformément » (Nicolas de Cues, 2007, p. 385). Avec acuité, Nicolle commente ce passage : « Là est justement le préjugé erroné de Nicolas de Cues : il pense que grâce aux rapports proportionnels, on peut établir des variations uniformes, et par là, que les variations peuvent toujours se représenter par des droites » (Nicolas de Cues, 2007, p. 385). Ce « préjugé erroné » correspond-il à un « obstacle épistémologique » ? Ne s’agit-il pas, plutôt, d’une limite du mathématicien ? Les conjectures du cardinal ne s’avèrent-elles pas insuffisantes ? Au coeur même de sa géométrie, on retrouve la richesse de la pensée du théologien-mathématicien. Tout chemin de traverse s’ouvre comme un estuaire sur la beauté sans limites de son oeuvre philosophique.
Godofredo Iommi Amunátegui
Pontificia universidad católica de Valparaíso


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