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LES PRINCIPES FONDAMENTAUX DE LA MUSIQUE OCCIDENTALE

LES PRINCIPES FONDAMENTAUX DE LA MUSIQUE OCCIDENTALE

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Date d'ajout : jeudi 12 novembre 2020

par Philippe Cathé (Sorbonne Université)

REVUE DE MUSICOLOGIE tome 106 (2020) • no 2

Celles et ceux qui ont connu Serge Gut se souviennent de la flamme qui l’animait et de sa
passion communicative pour la musique. Celles et ceux qui ont suivi son enseignement se
rappellent non seulement un grand musicologue mais aussi un pédagogue enthousiaste. Ces
qualités se doublaient d’un goût et d’un talent pour les vastes synthèses, transpositions dans le
domaine de la musicologie des idées de Fernand Braudel. Dès l’introduction des Principes
fondamentaux de la musique occidentale, Serge Gut prévient d’ailleurs le lecteur du niveau de
généralité qu’il recherchera : « je ne me satisferai pas de décrire ce qui se trouve “à la
surface”, mais […] je tâcherai, dans la mesure du possible, de cerner ce qui se trouve par-
derrière, ou au-delà » (p. 11). Tout ceci laisse attendre une synthèse de haut vol de la part de
celui à qui l’on devait déjà La tierce harmonique dans la musique occidentale (1970), un
ouvrage éminemment synthétique.
Pourtant, Vincent Arlettaz, éditeur de l’ouvrage, nous met en garde dès les premières pages,
en citant des extraits de sa correspondance avec Serge Gut : « Je n’ai pas écrit un ouvrage de
musicologie (bien que celle-ci y soit dans certains chapitres abondamment représentée). Je me
permets d’être libre, de dire ce que je pense, sans tabou » (p. 8). L’idée de la liberté
particulière à l’auteur doit se comprendre comme le fait de ne pas se sentir tenu par la rigueur
de la méthode scientifique, ainsi que Serge Gut l’écrit dans une autre lettre : « En fait, je ne
me borne pas à un travail purement musicologique, mais je fais intervenir des notions de
psychologie, à la limite de métaphysique et d’ésotérisme » (p. 5, première page de l’Avant-
propos de Vincent Arlettaz).
Voilà le lecteur prévenu. Celles et ceux qui espéraient un ouvrage musicologique
testamentaire de la part d’un important musicologue français en seront pour leurs frais :
l’ouvrage a bien un caractère testamentaire mais il n’a pas un caractère à proprement parler
musicologique.
Ce qui pourrait apparaître comme une force de l’ouvrage se mue rapidement en fragilité.
L’auteur croit utile de consacrer un chapitre au symbolisme des nombres, ce qui peut se
justifier dans une étude historique des significations attribuées à certains d’entre eux. Mais le
choix des sources qu’il opère est hautement discutable, surtout lorsque « l’explication »
concernant trois nombres importants dans toute la discussion harmonique qui suit est fondée
sur les écrits pseudo-scientifiques du fondateur de la Société anthroposophique universelle : «
Les parentés du 3, du 7 et du 9 sont également intéressantes à signaler. Ici, c’est Rudolf
Steiner qui présente la démonstration la plus séduisante » (p. 41). Le recours à des sources
plus ou moins charlatanesques et à de dangereuses analogies affaiblit le propos de l’auteur.
On franchit une limite plus importante encore avec l’opposition masculin/féminin reprise
tout au long de l’ouvrage. Ici apparaît cette triste vérité que nous, scientifiques, sommes avant
tout le produit de notre temps et de notre éducation. Qui sait si Serge Gut a reçu le très daté
Guide des jeunes ménages et s’il y a lu que l’homme était le « chef de famille » et la femme
sa « collaboratrice ». Que ce soit ou non le cas, son texte, au début du XXIe siècle, présente
les stigmates d’une œuvre conçue par un esprit bien ancien. Cela commence piano avec une
citation de Hans Kayser acceptée par l’auteur : « Ce n’est que grâce à l’opposition de deux

tierces, la grande (ou tierce majeure) et la petite (ou tierce mineure), que se produisit dans
l’élément musical une séparation entre deux modes de tonalités, le masculin ou mode majeur
et le féminin ou mode mineur » (p. 44). S’étonnant que des théoriciens qu’il apprécie
« décrivent parfaitement toutes les spécificités masculines et féminines » sans utiliser les
termes eux-mêmes, il se fait plus explicite : « il est bien certain que si l’on utilise les
expressions d’ordre masculin ascendant et d’ordre féminin descendant, on reste fidèle à leur
pensée secrète » (p. 52). Plus loin, l’équilibre de l’accord vient encore de l’union du petit et
du plus grand : « Enfin, du fait que l’accord parfait consiste en la superposition de deux
tierces différentes, il obtient un équilibre interne masculin féminin qui lui confère une très
grande stabilité » (p. 158). À l’appui de sa « démonstration », dans les dangereuses pages
consacrées aux deux aspects de l’accord parfait (p. 158 sqq.), Serge Gut reprend l’essentiel du
dualisme riemannien avant de voir une « double symétrie » (p. 160) entre des relations
chiffrées dont certaines sont sans rapport les unes avec les autres : « Quand les rapports de
fréquences pour do-mi-sol sont 4, 5 et 6, ceux des longueurs d’onde sont respectivement
15, 12 et 10. Or, si l’on considère la série des harmoniques du son générateur do à ces mêmes
chiffres 15, 12 et 10, » – de la part de l’auteur, il s’agit ici d’un simple recours à l’analogie – «
on s’aperçoit avec surprise que ceux-ci correspondent à un accord mineur qu’il faut lire en
sens descendant : si-sol-mi » (p. 160). La trivialité du propos apparaît à quiconque suit
le rapport 3/2 dans ses différentes apparitions : le 6/4 initial donnant le 15/10 suivant, il ne
faut pas s’étonner de trouver une nouvelle quinte juste. En conservant les deux notes formant
la tierce supérieure – mineure – de l’accord majeur, on se retrouve sans surprise avec un
accord mineur dont il faudrait se demander, entre autres, s’il est réellement perceptible.
Reprenant ces rapports 10, 12, 15, Serge Gut multiplie ensuite les longueurs d’onde – et non
plus les fréquences – et trouve, comme on pouvait s’y attendre, une série de notes
descendantes formant un accord majeur. De cette tautologie, l’auteur déduit que l’on a « la
preuve que l’accord mineur a un aspect secondaire majeur » (p. 160). Après un détour par
Jung et Sérieyx que nous épargnons au lecteur, il aboutit à la « conclusion » suivante :
« L’accord parfait majeur est : masculin, ascendant, actif, extraverti. / L’accord parfait mineur
est : féminin, descendant, passif, introverti » (p. 163) et, pour celles et ceux à qui ceci ne
suffirait pas encore, il ajoute quelques pages plus loin que cet accord parfait majeur masculin
« se déploie dans le monde des phénomènes » tandis que l’accord parfait mineur féminin «
trouve sa source dans le monde de l’âme » (p. 166).
La musique dont parle Serge Gut est européenne, ce qui est parfaitement cohérent avec
le sujet de son livre, ce « demi-millénaire de polyphonie » du sous-titre qui est une
particularité et, en grande partie, une singularité d’une partie de l’Europe. Mais, de ce
particularisme polyphonique, l’auteur tire rapidement une généralité et l’Europe, contre toute
vérité, devient « tout l’univers ». Au début, seul le langage finit « par faire la conquête de tout
l’univers » (p. 94 et, à nouveau, p. 103) ; mais les fondements de la musique européenne
deviennent finalement ceux de toute musique : « Quand on assemble les deux intervalles
harmoniques principaux – la tierce et la quinte –, on obtient l’accord fondamental de toute
musique : l’accord parfait » (p. 157). De tels propos sont d’autant plus regrettables que ces
éléments voisinent souvent directement avec des considérations d’un grand intérêt, comme
celles qui suivent et qui interrogent le passage d’une logique d’intervalles entre deux voix à
celle d’entités de trois sons directement pensées comme des accords.
Le dernier aspect problématique des Principes fondamentaux de la musique occidentale vient
du regard à la fois rétrospectif et téléologique que porte l’auteur sur une partie de l’histoire de
la musique considérée. Ce n’est nulle part plus apparent que dans le chapitre intitulé « Les
Fonctions tonales » (p. 261-268). On voit l’auteur incapable de comprendre une logique
autre que fonctionnelle riemannienne. La polyphonie, même au milieu du XVe siècle, reste
pour lui un mystère : « l’enchaînement des accords se fait souvent d’une manière arbitraire »

(p. 261 pour cette citation et les deux suivantes). En dehors de fins de phrase où il retrouve de
sécurisants mouvements V-I et IV-I, il déplore que « les autres enchaînements restent assez
anarchiques ». Enfin, « c’est quand les trois degrés principaux – I, IV et V – vont être mis
en relief qu’une véritable structuration de l’écriture musicale pourra s’effectuer ». Cette
lecture, et même cette évaluation, rétrospectives, empêchent toute compréhension véritable de
la musique des siècles précédents. Ainsi Serge Gut regrette-il que les compositeurs du XIIIe
siècle n’aient pas « maîtrisé de manière entièrement satisfaisante » le passage de deux à trois
voix (p. 80). Adam de la Halle en fait les frais, qui « n’arrive pas à maîtriser les rencontres
[que] forment entre elles [les deux voix supérieures] » (p. 81). Trouvant « les maladresses les
plus patentes » (p. 81) dans son écriture, il indique que « des remarques semblables pourraient
être faites au siècle suivant, chez Machaut par exemple » (p. 82). Chez leurs successeurs, il
désapprouve « la maladresse des quintes consécutives » (p. 95) dans un motet de Dunstable,
l’écriture « encore assez maladroit[e] » (p. 96) d’un motet de Dufay dans lequel, montre-t-il
avec force détail, « les habitudes du XIVe siècle ne sont pas encore toujours surmontées » (p.
96) – on comprendra qu’il faut entendre cela comme un reproche. Dans la suite de son texte,
Serge Gut loue l’influence du gymel anglais et « ce phénomène de douceur et de suavité [qui]
ne fera que s’accentuer d’une génération à la suivante pour aboutir à sa forme la plus
épanouie dans la polyphonie de Palestrina. Ce n’est pas ici le lieu de considérer les
compositeurs qui contribuèrent à cette lente évolution. Mais, pour une bonne compréhension
de la progression du langage, il n’est pas inutile de poser quelques jalons » (p. 97). Arrêtons-
nous sur cette dernière citation car elle résume à merveille la thèse de l’auteur. La suavité –
entendre l’usage des tierces et des sixtes – est une valeur en soi, un critère d’évaluation
esthétique et il y a une téléologie de l’évolution musicale et même une progression – l’auteur
écrit que « la notion d’évolution est la caractéristique essentielle de la musique occidentale »
(p. 331) – qui, après des débuts qu’il juge frustes, mène d’abord à un premier sommet avec
Palestrina, puis avec Bach (p. 240-312) et enfin au crépuscule debussyste – « Ce n’est peut-
être pas un hasard si l’essor, l’épanouissement et le déclin de la musique d’Occident est quasi
parallèle à celui de l’Europe prise dans sa globalité » (p. 390 mais le propos est largement
développé auparavant). Une large part de la musique du XXe siècle est ainsi placée sous le
signe de la décadence.
Ce livre, on le voit, n’est pas à mettre entre toutes les mains – en particulier pas entre celles
des étudiantes et étudiants de premier cycle – et il faut en réserver la lecture à celles et ceux
qui le liront avec un solide esprit critique et qui sauront en récuser nombre de thèses tout en
profitant des réflexions dont l’auteur parsème son ouvrage et avec lesquelles on peut méditer
avec lui, comme celle-ci, représentative des « bonnes feuilles » de l’ouvrage : « Le langage
est l’élément premier. […] C’est une erreur de croire que ce sont les grands musiciens qui
le façonnent. Le langage musical est le résultat d’une lente et laborieuse édification obtenue
par l’action de très nombreux acteurs, petits et grands maîtres, théoriciens et même
exécutants, chacun apportant sa pierre, un peu à la façon de la construction d’une cathédrale
au Moyen Âge » (p. 389).


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