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ÉVANGILE DE BARNABÉ

ÉVANGILE DE BARNABÉ

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Date d'ajout : mercredi 19 août 2015

par Jacques JOMIER

REVUE : ESPRIT ET VIE n° 22, novembre 1999


A PROPOS D'UN APOCRYPHE

Une affaire qui est loin d'avoir livré tous ses secrets
En 1977. un texte d'évangile apocryphe avait été publié à Paris, chez Beauchesne, avec une traduction française, des notes et une étude très approfondie ; le titre de l'ouvrage en précisait le sujet Évangile de Barnabé, Recherches sur la composition et l'origine.
Plutôt que de présenter simplement la recension de l'ouvrage, nous voudrions signaler ici les principales implications d'une affaire qui n'a pas fini de faire parler d'elle.
Sous sa forme actuelle, cet évangile existe seulement depuis quatre siècles. Diverses hypothèses ont été émises à son sujet. Le texte portait-il en lui la marque de positions judéo-chrétiennes des débuts de l'Église ? Des couches anciennes seraient celles restées visibles dans le texte malgré les remaniements opérés par des rédacteurs successifs ? Bref nous sommes en face d'une énigme qui pourrait être nommée « l'affaire de l'Évangile selon Barnabé ». Enfin, de bons connaisseurs de l'histoire de l'Espagne après la reconquista veulent avec raison sembletI-il, rattacher cette affaire à la littérature de résistance des morisques face à l'inquisition ; elle serait à mettre parmi les forgeries bien connues en Espagne datant de cette époque.
Mais le plus clair de son histoire est qu'il a été adopté peu à peu par la propagande musulmane et depuis une cinquantaine d'années, il est utilisé assez largement. Il sert même en France à des propagandistes pour convertir des chrétiens à l'islam.

Les débuts de l'affaire (XVIIe et XVIIIe siècles)
Il existait, dans le très haut Moyen Age un siècle avant l'islam, un évangile de Barnabé ; ce nom figure sur plusieurs listes d'ouvrages condamnés (décret du Pseudo-Gélase, etc.). Mais seul le nom est connu ; ni le texte lui-même, ni aucun témoignage sur la doctrine qu'il enseignait ne sont parvenus jusqu’à nous.
Dix siècles plus tard, le nom réapparut et cette rois-là en liaison avec un texte précis, à forte saveur musulmane. Était-ce celui que visait le décret du Pseudo-Gélase ? Était-ce un tout autre ouvrage publié sous le même litre ? Les études devaient montrer que le livre actuel formait un ensemble parfaitement cohérent, ne pouvant pas avoir été rédigé avant notre Renaissance et qu'il avait été écrit en Occident. Il ne s'agissait donc pas du même texte et le Pseudo-Barnabé n'avait aucune autorité d'évangile. Ses affirmations avaient la valeur des sources auxquelles elles avaient été empruntées.
Nous désignerons par le sigle EB l'évangile de Barnabé, par EBI le texte italien, par EBS le texte espagnol. La première version de l'EB qui avait laissé des traces est le texte espagnol. Un manuscrit (ms. 9653, fo 178) à la bibliothèque nationale de Madrid en parle. Cet ouvrage avait été signalé en 1977 par Louis Cardaillac, historien de l'Espagne et spécialiste des morisques. L'auteur du manuscrit, en effet, est un morisque, un de ces musulmans espagnols extérieurement convertis au christianisme après la reconquista mais gardant leur foi musulmane dans leurs cœurs. Ce texte est daté des années 1630-1640. Le passage cité signale que la venue future de Mohammad est annoncée dans l'Évangile de Barnabé, ce qui est exact.
Au début du XVIIIe siècle, la totalité de cet évangile en version italienne comme en version espagnole est vue et signalée pour la première fois. Un conseiller du roi de Prusse, P. Cramer, qui résidait à Amsterdam, avait fait l'acquisition du texte italien. En 1709, il le prêta à un érudit, humaniste unitarien, John Toland, qui fut un des premiers à en parler. Le manuscrit lui-même suivit un itinéraire qui le conduisit finalement à Vienne (Autriche) où il se trouve encore aujourd'hui à la bibliothèque nationale.
John Toland perçut immédiatement l'aspect musulman du texte de l'EBI. Il se demanda s'il ne se trouvait pas en face d'un évangile répandu en Arabie à l'époque de Mohammad. Mais avec sagesse, il jugea qu'un supplément d'enquête s'imposait avant qu'il ne soit possible de se prononcer. Il rassembla même une série de questions qu'il serait bon d'adresser aux chrétiens résidant en terre d'Islam pour faire la lumière sur plusieurs points importants. De fait, l'aspect d'érudition devait attendre le début du XXe siècle pour être vraiment abordé.
Quant à l'EBS, le texte espagnol, un orientaliste George Sale l'a eu sous les yeux. Dans l'introduction à sa célèbre traduction anglaise du Coran, publiée pour la première fois en 1734, il en parla. On apprit ainsi par lui que le prologue de l'EBS présentait le texte espagnol comme traduit à partir de l'italien. L'EBI toujours d'après ce prologue aurait été caché au Vatican ; le pape Sixte Quint (1585-1590) l'aurait conservé dans sa bibliothèque personnelle. Un religieux en visite chez lui l'aurait subtilisé et, après sa lecture, se serait converti à l'islam. Cette préface mélodramatique ajoute que le religieux en question, intrigué par un texte de saint Irénée dirigé contre saint Paul et qui alléguait l'autorité de l'Evangile selon Barnabé recherchait depuis quelques temps cet évangile. De telles allusions à l'œuvre de saint Irénée qui est à l'heure actuelle fort bien connue et ne contient rien de tel, montrent le caractère fantaisiste du récit. Le texte espagnol passa ensuite pour perdu jusqu'en 1976, date à laquelle sa présence a été signalée dans une bibliothèque de Sydney (Australie), la Fisher Library. L'exemplaire de Sydney est incomplet ; les chapitres 121 à 200 inclus manquent sur un total de deux cent vingt-deux. Une mention manuscrite sur cet exemplaire apprend que le texte avait été recopié sur celui qui avait appartenu à George Sale.

Un essai pour y voir plus clair : le travail des Ragg (1907)
Qu'il s'agisse de l'EBI ou de l'EBS, ces deux manuscrits restèrent dans l'ombre pendant des années ; la situation aurait pu durer longtemps si des polémistes musulmans ne s'étaient pas avisés d'exploiter ce nouvel évangile. Le texte complet leur était encore inconnu mais ce qu'en avait dit George Sale dans la préface de sa traduction du Coran fut mis en avant par un célèbre apologiste musulman de l'Inde.
Il est ici nécessaire d'évoquer un gros travail publié en 1992 en allemand par Christine Schirrmacher : « Mit den Waffen des Gegners » ; elle y décrit les polémiques islamo-chrétiennes en Inde et en Égypte, surtout à partir de 1850 et jusqu'à la fin du XXe siècle. Un protestant de Bâle, Karl Gottlieb Pfander, avait publié une apologie du christianisme, soigneusement composée et l'avait successivement fait traduire en plusieurs langues. Cet ouvrage critiquait l'islam ; les musulmans n'ont pas coutume de tolérer de telles attaques, aussi répondirent-ils . En Inde, l'un d'entre eux, Rahmatullah b. Khalîl al-Kairânâwî (1818-1891) composa un livre combatif qui aujourd'hui encore est utilisé en terre d'islam. C'est dans de tels milieux que l'existence de l'évangile de Barnabé fut invoquée avant tout comme argument pour appuyer la christologie musulmane.
L'ouvrage de Christine Schirrmacher apporte beaucoup de lumière. Elle mentionne quelques auteurs qui nomment à ce moment, l'évangile de Barnabé. Leur nombre était infime ; il devait largement augmenter par la suite. Un seul musulman cite des extraits du texte.
C'est alors que dans les milieux de l'Église d'Écosse et ses missions dans l'Inde se manifeste le désir d'en finir avec ce soi-disant évangile. Deux personnes de cette église, Lousdale et sa femme Laura Ragg, versés dans des études italiennes médiévales furent chargés de l'étudier, de le publier et de le traduire en anglais. Un orientaliste connu, D. S. Margoliouth, accepta d'examiner le texte d'un point de vue critique et rédigea une introduction convaincante. Le résultat du travail parut en 1907.

Une vie de Jésus musulmane romancée
Tout était net; il s'agissait d'une vie musulmane romancée de Jésus précédée par un prologue anti-paulinien. Le cadre était emprunté aux quatre évangiles, à la manière du Diatessaron. Les péripéties de son existence et de son ministère se déroulaient depuis l'Annonciation jusqu'à son élévation au ciel. Les déplacements à travers la Terre Sainte et la Syro-Phénicie se succédaient avec en plus un « carême » au Sinaï et une pointe jusqu'à Damas. Le contenu de l'évangile était épuré de tout ce qui pouvait faire croire que Jésus était plus qu'un homme. C'est un prophète qui prêche la morale, parle de l'amour de Dieu et du prochain ; sa doctrine avait un aspect très simple avec refus de l'idolâtrie, un monothéisme absolu, le souci de pureté rituelle et les ablutions avant la prière, la circoncision, le tout gonflé par de nombreuses considérations de spiritualité.
Il était évident que l'évangile de Barnabé avait été composé après les quatre évangiles dont il dépendait ; il les pastichait de multiples façons. En outre, la doctrine générale sur le Christ, d'après Barnabé, était celle de l'islam. Le texte retenait l'affirmation de la naissance virginale de Jésus ; Jésus était né de Marie, sans le secours d'un père. Il effectuait des miracles « avec la permission de Dieu » comme l'enseigne le Coran. L'auteur reprenait des épisodes évangéliques et un point très net manifestait qu'il en dépendait entièrement.
Dès qu'il ne suit plus ses sources, il fait preuve de maladresse ; il ignore au fond la géographie de la Palestine comme l'état social et politique du pays à l'époque de Jésus. Le miracle de la tempête apaisée sur le lac de Tibériade, par exemple, est reproduit d'après les Évangiles mais aussitôt après, la barque aborde à Nazareth, comme si ce village se trouvait au bord du lac. « Arrivés à Nazareth, les marins remplirent la ville du récit de ce que Jésus avait fait » (ch. 20) puis « Jésus monta à Capharnaüm » (ch. 21), alors qu'au contraire Capharnaüm est sur le bord du lac et Nazareth à une altitude de près de sept cents mètres plus haut.
Un relevé soigneux des principales erreurs a été donné dans l'ouvrage des Ragg. La position respective des diverses autorités politiques, romaines ou locales, le nombre même approximatif des forces armées, les invraisemblances historiques suffisent. Un autre trait prouve également le caractère bien postérieur de Barnabé ; il est classique de voir, dans un texte qui dépend d'un autre, la présence d'amplifications. Des chiffres sont repris mais augmentés. Barnabé mentionne ainsi des effectifs militaires innombrables en Palestine à l'époque du Christ. A Miçpa, trois armées de deux cent mille hommes chacune se rassemblent sous les commandements respectifs du Grand Prêtre, de Pilate et d'Hérode, tous trois montés à cheval (ch.91).
Ou encore dans l'Évangile de Mathieu, Jésus demande de pardonner soixante dix-sept fois ; dans Luc ce sera sept fois par jour et dans Barnabé, soixante dix-sept fois par jour (ch. 88). Il suffira d'attirer l'attention sur ce point ; la démangeaison qui pousse à multiplier les chiffres se retrouve partout (voir l'Index de la réédition 1999 au mot « nombre », p. 362).

Jésus et l'histoire du salut
L'enseignement principal dans l'Évangile de Barnabé concerne le plan de salut de Dieu. Il n'est pas question de voir Jésus annoncé par Jean-Baptiste ; ce dernier personnage n'est jamais mentionné.
Avant le chapitre 47, au milieu d'autres enseignements, Jésus profite d'un séjour au-delà du Jourdain pour raconter à ses disciples le récit de la création. On y apprend comment le nombril d'Adam est la trace d'un crachat de Satan ; ce dernier, en effet, avait craché sur la terre dont Dieu devait se servir pour façonner le premier homme et la marque en creux est restée (sic! ch. 35 et 39). Puis Adam entendit parler de Mohammad et vit en l'air une inscription brillante comme le soleil, proclamant la formule de foi musulmane: « Il n'y a qu'un seul Dieu et Mohammad est le Messager de Dieu » (ch. 39). Après leur désobéissance dont ils se repentiront, Adam et sa femme sont chassés du paradis terrestre, au milieu d'un torrent de larmes et Dieu promet que Mohammad sera envoyé à l'homme pour le tirer de sa misère (ch. 41).
Jésus n'est que le précurseur du Messie: « Je ne suis pas digne de dénouer les courroies de chaussures ni les lacets des sandales du Messager de Dieu que vous appelez le Messie. Celui-là est fait avant moi et viendra après moi » (ch. 42). Et à la samaritaine, Jésus déclare qu'il n'est pas le Messie (ch. 82). Il est clair que Mohammad a le rôle principal dans l'histoire du salut et le texte rapporte le sacrifice d'Abraham en précisant bien que le fils sacrifié allait être Ismaël. Jésus affirme dès lors que la promesse à Abraham a été faite au sujet d'Ismaël et non d'Isaac (ch. 43-44). Jésus est un prophète ordinaire. Ni la rédemption, ni la croix, ni la passion ne sont conservées.
Un second ensemble d'épisodes va du ch. 47 au ch. 126 ; la grande question alors est celle de la personne de Jésus. Le ch. 47 rapporte la résurrection du fils de la veuve de Naïm. Le texte joue sur la phrase: « Dieu a suscité un grand prophète parmi nous ; il a visité son peuple ». Or à Naïm, des soldats romains présents abondent dans ce sens et affirment aux habitants qu'un de leurs dieux est venu visiter son peuple. D'où la division qui semble s'étendre à toute la Palestine ; les uns déclarent que Jésus est Dieu, les autres le refusent. La tension atteint son point culminant et fait craindre une guerre civile. Des centaines de milliers de soldats se massent dans la vallée de Miçpa. Finalement, le Grand Prêtre interroge Jésus sur son identité ; celui-ci reconnaît être un homme, un simple mortel. Il confesse que Dieu n'a pas de fils car il n'en a nul besoin (ch. 95 et 96). En suite de quoi, à la demande de Pilate, le Sénat Romain alerté interdit sous peine de mort d'appeler Jésus dieu ou fils de Dieu. Le décret fut placé dans le temple en lettres de cuivre (ch. 98). Finalement, la prédication des disciples parvint à convaincre les foules et tous déclarèrent qu'il y a un seul Dieu et que Jésus est le Prophète de Dieu (ch. 126).
Enfin Jésus risquait d'être nommé roi. Il refusa les propositions et s'enfuit à Damas (ch. 138- 139) tout en continuant à parler du Messager qui devait venir, de son intercession, etc. (ch. 137). Finalement, les Juifs complotèrent contre Jésus mais une élévation miraculeuse au ciel le fera échapper à la mort et Judas, transformé à la ressemblance de Jésus, a été crucifié à sa place (ch. 216 et suivants).

Est-il possible dé dater plus précisément le texte ?
Bref, que l'évangile de Barnabé sous sa forme actuelle ait été rédigé d'après les évangiles canoniques et s'en inspire est évident. Il leur est donc postérieur. En outre, dans ses exposés de spiritualité cet évangile reproduit des thèmes qu'il serait invraisemblable de trouver avant une date tardive, mettons le milieu du Moyen Age, et en Occident. Ainsi la topographie des régions de l'enfer ou encore la division des péchés capitaux devenus péchés mortels, ou la description des phénomènes qui précéderont le Jugement dernier. Enfin, la critique des prêtres et des religieux se fait en des termes qui rappellent beaucoup plus l'anticléricalisme occidental médiéval que la vie au Proche-Orient à l'époque de Jésus. Même la façon de parler des pharisiens en faisant d'eux des religieux remontant à l'époque d'Élie vise avant tout les religieux occidentaux de la fin du Moyen Age et de la Renaissance.
Un dernier argument nous conduit après l'an 1350. Jésus parle des temps messianiques de l'avenir et ajoute : « et l'année du jubilé qui maintenant revient tous les cent ans reviendra chaque année et en tout lieu à cause du Messie » (ch. 82). Le jubilé était une institution juive périodique tombant tous les cinquante ans. Le jubilé tous les cent ans fut une exception dans l'église romaine lorsque fut décrétée en 1300 une année jubilaire qui aurait dût se renouveler cent ans plus tard. Mais, dès 1350, la périodicité augmenta. Il y eut un jubilé en 1350 et ensuite tous les 25 ans. Que les années jubilaires au lieu de tomber tous les cent ans se soient multipliées, est un phénomène qui nous reporte après 1350.
L'étude des Ragg vit le jour en 1907.
L'ensemble des orientalistes l'approuva. « Apocryphe incontesté », écrivit Louis Massignon dans la Revue du Monde Musulman; « fumisterie » (Gaukelei), déclara Ignace Golziher dans ses études sur le Coran. Quant au P. Lagrange, il eut ces mots dans une recension : « C'est un curieux monument d'un étrange état d'âme ; il n'est pas aussi ennuyeux que d'autres apocryphes » (Revue Biblique, 1908, p. 300).
Du côté musulman, par contre, les arguments n'eurent aucun impact et, sauf dans quelques cas bien précis, l'engouement continua comme avant. Bien plus, le texte fut désormais entre les mains de ceux qui voulaient le consulter. Il venait d'être publié en traduction anglaise. Il fut aussitôt traduit en arabe (1908) au Caire, sous le patronage de la revue réformiste, le Manar. Ensuite, d'autres traductions furent mises en chantier, sans que jamais l'étude critique soit reproduite. Depuis lors, tous les travaux musulmans sur la christologie ou la vie de Jésus s'en inspirent. Même la simple existence de cet évangile sert à jeter la suspicion sur la fiabilité de nos évangiles : elle est mentionnée comme preuve de la véracité de ce que le Coran dit de Jésus.

Les études sur Barnabé au XXe siècle
Les polémistes continuèrent à s'appuyer sur l'évangile de Barnabé, spécialement dans l'Inde et en Égypte sans que les considérations de critique textuelle entrent en ligne de compte. Christine Schirrmacher s'étend sur le sujet.
Malgré tout, les efforts pour essayer de convaincre les interlocuteurs musulmans eux aussi ne cessèrent pas. Ce fut peine perdue mais un certain nombre d'aspects de l'affaire apparurent plus clairement. Au Pakistan, à l'occasion de rééditions de l'évangile en question, le Dr Jean Slomp, du Christian.Studies center, de Rawalpindi dans les années 70, publia diverses études. Il centra son attention sur l'Inquisition de Venise, le cas des juifs convertis au christianisme en Espagne et qui, réfugiés en Italie cherchaient à retrouver leur liberté. Il s'attacha à la personne de Sixte-Quint qui avait été inquisiteur, à celle de Gregorio Leti, bourgeois italien passé à la Réforme, etc. Par ailleurs, personnellement, je m'étais attaché à la question des thèmes de spiritualité caractéristiques de la fin du Moyen Age et qui apparaissaient en Barnabé.
Un pas en avant fut fait par Luigi Cirillo et Michel Frémaux qui publièrent, en 1977, texte, traduction et étude sur la composition et l'origine de ce document (voir la Bibliographie à latin). Le fait que la rédaction finale de l'EB, celle que nous possédons, soit postérieure à la fin du Moyen Age ne fut pas remis en question mais les chercheurs s'engagèrent dans une direction nouvelle. Ils se demandèrent si l'on ne pouvait pas déceler dans l'EB des couches anciennes révélatrices de positions judéo-chrétiennes primitives. Matériellement parlant, l'EB représentait une unité et il était impossible d'y distinguer des ensembles formant bloc à part. Par contre, les auteurs pensaient que la présence de certains thèmes ne pouvait pas s'expliquer par l'islam seul. Au plan des idées, elle aurait postulé une influence judéo-chrétienne.
L. Cirillo envisage au départ une source judéo-chrétienne (et cela contre Marc Philonenko qui avait avancé l'hypothèse d'une origine qumranienne). Quelques siècles plus tard, cet écrit judéo-chrétien est incorporé dans une apologie musulmane pour former un « écrit de base ». Le dernier remaniement de cet héritage porterait la marque d'un auteur de la fin du Moyen Age (XIVe siècle).
A vrai dire, comme seul le texte italien était accessible, les hypothèses s'orientèrent naturellement vers l'Italie. Qui pouvait avoir écrit la dernière rédaction ? Henri Corbin prit un vif intérêt à la question. Il préfaça la première édition de l'étude de L. Cirillo ; il imaginait volontiers « un élève de Pic de la Mirandole, un familier de l'Académie platonicienne de Florence que ses études orientales auraient conduit à compiler cet évangile pour son usage personnel ». La question reste ouverte et cette nouvelle hypothèse est loin d'avoir été admise
sans réserves.
Personnellement, nous avions publié notre étude en 1960. Nous cherchions surtout à montrer que la rédaction du texte actuel de l'EB ne pouvait dater que du XVIe siècle. C'est alors que Don Emilio Garcia-Gomez émit l'idée qui devait orienter les recherches ultérieures. Pour lui, cet évangile semblait être une affaire de morisques, une forgerie qui avait la même odeur que les faux bien connus de Grenade, ces livres de plomb « retrouvés » à la fin du XVIe siècle au Sacromonte, près de la ville.
Cette idée fut reprise par un orientaliste espagnol, Mikel de Epalza, par lui-même d'abord, puis par un de ses étudiants dont il orienta les recherches de doctorat sur cette piste à l'université d'Alicante et dont le nom était Luis E. Bernabé Pons. Pour ces deux chercheurs, le milieu musulman suffit à expliquer les traits de cette vie de Jésus ; inutile de recourir à une origine judéo-chrétienne.

Retour en Andalousie. Les faux documents de Grenade (fin du XVIe siècle)
Dans le cas des forgeries, il est toujours difficile de reconstituer ce qui s'est passé. Silence et dissimulation sont de mise. Dans le cas présent, l'on sait que des crypto-musulmans, après la chute du royaume de Grenade, sont à l'origine de la « découverte » d'une série de faux documents autour de cette ville. Tout commença en 1588, lors de la destruction d'un ancien minaret qui gênait la construction d'une grande église. Un coffret de reliques fut trouvé, il se présentait comme remontant aux temps apostoliques et aux débuts de l'épiscopat en Espagne. Puis d'autres pièces furent mises au jour, notamment des plaques de plomb (appelées livres de plomb) couvertes de textes en castillan et en arabe, censés dater de l'époque des apôtres. Les autorités ecclésiastiques firent appel à des morisques pour les traduire ; mais certains se demandèrent si les auteurs des faux n'étaient pas justement ces traducteurs. Il existe plusieurs études sur ces faux. La plus accessible est encore en anglais : Thomas Kendrick, Saint James in Spain, London, 1960.
Or, parmi les livres de plomb, il s'en trouve un qui parle du « Véritable Évangile ». Ce livre intitulé: « Libro de la Historia de la Verdild dei Evangelio » est édité dans le recueil Los Libros Plumbeos del Sacromonte, edicion de Miguel José Hagerty, Madrid, 1980, pp. 119-130. Le texte raconte comment la Vierge Marie a confié à l'apôtre Jacques le Véritable Évangile pour qu'il l'emporte en Espagne et l'y cache. Ainsi, échappera-t-il aux altérations. Il est même donné diverses précisions, avec mention de Chypre, ce qui suggère l'idée de Barnabé. L'évangile de Barnabé lui-même enseigne que Jésus n'est pas le Messie et que Mohammad est le Messie annoncé. Cette idée est assez curieuse dans la bouche d'un musulman car le Coran dit formellement de Jésus: « Son nom sera al-Masïh 'Isa, fils de Marie » (Coran 3, 45). Mais les dernières études sur les morisques ont montré que parmi eux, pour exalter Mohammad, certains disaient que Jésus était le Messie des enfants d'Israël tandis que Mohammad était le Messie universel. Nous ne sommes plus bien loin de Barnabé.
Finalement, cette dernière attitude reviendrait à voir dans ce texte un faux évangile destiné à renforcer dans leur foi les crypto-musulmans. En réalité, la préparation de toute cette affaire prit du temps. L'expulsion des morisques en 1609 survint avant que tout ne soit au point. Désormais, l'évangile selon Barnabé ne présentait plus le même intérêt, pour, les morisques revenus en terre musulmane et qui n'avaient plus à vivre en dissimulant leur foi.
Il fallut attendre le XIXe et surtout le XXe siècle pour que cet apocryphe retrouve son intérêt pour la propagande musulmane. Il ne l'avait d'ailleurs jamais vraiment perdu et en 1908, dans sa recension du livre des Ragg, le P. Lagrange le notait bien lorsqu'il présentait : « Un ouvrage qui connaît très bien les évangiles et même la Vulgate et qui se sert de la prédication de Jésus pour faire de la propagande en faveur de Mahomet » (Revue Biblique, 1908, p. 300).
Il reste une question : en quelle langue a été écrit le texte original de cet évangile. L'idée qu'il y aurait eu au point de départ un texte arabe est abandonnée car il n'y a vraiment aucune trace de tournure arabe dans le style. Quant à croire l'exemplaire espagnol traduit sur l'italien comme l'affirme l'EBS, les derniers chercheurs ne le pensent pas. Pour eux, l'espagnol est le texte premier mais l'histoire d'un original italien a été inventée pour justifier sa découverte au Vatican et lui donner plus d'autorité. Un fait est certain : la rédaction actuelle EBS ou EBI date au plus tôt du XVIe siècle. Elle n'a aucune autorité d'évangile. La traduction italienne porte des marques qui suggèrent que ce dernier travail a été fait en Turquie dans les milieux de morisques réfugiés (type de la reliure, notes en arabe écrites en graphie orientale).
Au fond, il semble bien que, pour beaucoup de musulmans, le fait que les chrétiens soient gênés par l'évangile selon Barnabé est la vraie raison de le prendre au sérieux. Ensuite, sa doctrine, sauf pour la question du Messie, est conforme au Coran (ce qui est normal car il s’en inspire). Enfin, le caractère de Messie accordé au Christ n'a guère d'importance dans le patrimoine musulman. C'est un titre d'honneur général qui ne comporte pas les implications historiques que nous lui connaissons dans l'histoire du judaïsme. De plus, les traductions arabes ont évité de rendre messie par le mot normal al-masïh mais, en général, ont simplement transcrit en arabe les lettres du mot anglais ou italien.
Souhaitons pourtant qu'un jour nous puissions nous entendre car dialogue ou rencontres n'aboutissent que dans la clarté et la vérité.

BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE
Outre les titres mentionnés au cours de cet article, les ouvrages principaux pour prendre connaissance de cette affaire sont :
Lonsdale & Laura RAGG, The Gospel of Barnabas, Ox ford, Clarendon Press, 1907.
Christine SCHIRRMACHER, Mit den Waffen des Gegners, Klaus Schwarz Verlag, Berlin, 1992.
Luigi CIRILLO & Michel FRÉMAUX, Évangile de Barnabé, avec préface d'Henri Corbin (Recherches sur la composition et l'origine, texte italien et traduction française avec notes et index), Paris, Beauchesne, 1977. Réédition partielle (texte et traduction de l'évangile, avec appareil d'érudition allégé et sans la longue étude), Paris, Beauchesne, 1999.
Cette nouvelle édition contient en appendice deux notes, l'une sur I. Toland et la découverte de l'EBV (pp. 321-324), l'autre décrivant l'EBV en 1715 (pp. 325-326). En outre, Index des citations de l'Ancien Testament, du Nouveau, des lieux parallèles EBV - Coran (pp. 327-335), Index des mots et thèmes principaux de l'EBV (pp. 337-362) qui en facilitent beaucoup l'utilisation.
Luis F. BERNABÉ PONS, El texto morisco dei Evangelio de San Barnabé, Granada, Universidad de Granada, Instituto de cultura Juan Gil-Albert, 1998.
D'après le ms. de Sydney. Les ch. 120-199 ont été traduits sur le texte italien de Vienne. Le texte est précédé d'une précieuse étude en espagnol.
Maurice BORRMANS, Jésus et les Musulmans d'aujourd'hui, Collection « Jésus et Jésus-Christ » dirigée par Joseph Doré, Institut Catholique de Paris, na 69, Paris, Desclée, 1996. Cette étude bien plus générale aidera à remettre Barnabé dans son cadre musulman. Voir en particulier les pp. 87-88 et les notes correspondantes p. 114, notes 20 à 27.
Ces notes nous dispenserons de reproduire la bibliographie qui s'y trouve, avec spécialement les renvois aux travaux de Jan SLQMP, Mikel de EPALZA et Jacques JOMIER.


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