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08. MEMOIRE ET ESPERANCE CHEZ JEAN DE LA CROIX

08. MEMOIRE ET ESPERANCE CHEZ JEAN DE LA CROIX

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Date d'ajout : mardi 23 mai 2017

par Roger DUVIVIER

REVUE D'HISTOIRE DES RELIGIONS, avril 1973

Dans cette thèse présentée pour le doctorat ès lettres à l'Université de Bordeaux, l'auteur s'est essentiellement attaché à dessiner le mouvement de la doctrine mystique de jean de la Croix selon la plus insolite des trois perspectives sous lesquelles s'offre la construction doctrinale du premier Déchaux.
On sait que Jean de la Croix se distingue du thomisme en attribuant à l'esprit trois puissances. Il accepte en effet la mémoire sur le même pied que l'intelligence et la volonté. Il ne suffit pas de noter qu'il reste en cela fidèle à un schème augustinien d'ailleurs repris par bon nombre d'écrivains mystiques tels saint Bernard ou saint Bonaventure. Jean de la Croix développe une pensée évidemment conforme aux options fondamentales de son expérience. Le statut éminent qu'il accorde à la mémoire marque donc une orientation directrice extrêmement propice à une compréhension en profondeur de l'œuvre. L'entreprise spirituelle du medio fraile consiste à substituer aux objets naturels des puissances leur objet théologal : à l'intelligence échoit la foi, à la volonté la charité, à la mémoire l'espérance. On peut parfaitement exposer l'essentiel de la doctrine en s'appuyant plus particulièrement sur cette dernière vertu, où M. Bord, comme Péguy, a su reconnaître « la petite qui fait marcher les deux autres ». Il propose donc une lecture de Jean de la Croix, des débuts de la purgation active aux abords de la béatitude céleste, en suivant un itinéraire dont les jalons se nomment : le monde, la pauvreté, la mémoire, l'espérance, la gloire ; entendons que le rejet du monde s'accomplit par un esprit de pauvreté qui atteint à l'extrême dans la purification de la mémoire, purification dont l'espérance est tout ensemble l'agent radical et le résultat, et qui obtient la gloire en guise de récompense finale.
L'auteur prend soin de définir très nettement la nature de la mémoire par rapport à la tradition et dans le système de l'œuvre. Des trois sens proposés par saint Augustin, c'est celui de « puissance de rappel » qu'il faut retenir. Le rôle de réceptacle du souvenir est joué au niveau des « sens corporels intérieurs » que sont l'imagination et la fantaisie (imaginativa y fantasia), encore que quelques rares inconséquences de l'usage du saint (si tant est que l'anomalie ne provient pas de déficiences de la tradition) associent la mémoire à ces aspects inférieurs. La nuit de la mémoire, active ou passive, n'est pas à entendre comme une destruction des « archives » du souvenir : ce qui est prôné, c'est une attitude de désappropriation à l'égard des objets de souvenir et de leurs implications affectives. Dans l'état de perfection s'opérera d'ailleurs une espèce de récupération supérieure, en même temps que du monde, de la personne en son entier : dès lors, le mouvement de la mémoire, jusque dans les choses particulières, elles-mêmes, sera gouverné selon Dieu.
Une apparente difficulté est que la mémoire, faculté normalement tournée vers le passé, soit associée à l'espérance dont l'objet final réside dans l'avenir. L'embarras doit être surmonté par une nette distinction de l'espérance d'avec l'espoir. Le castillan a l'inconvénient de déguiser cette différence en appliquant aux deux notions le seul vocable esperanza. Tout en se référant quelques fois, entre autres, à l'ouvrage fameux de Lain Entralgo intitulé La espera y la esperanza, M. Bord opère sur ce chapitre une mise au point aussi personnelle que pertinente. L'espoir figure au nombre des quatre passions de l'âme ; inférieur à la volonté, il relève du domaine de l'avoir et ne saurait être le véhicule de l'espérance théologale. Avec celle-ci, on accède au domaine surnaturel et c'est l'être même qui est visé. Si la mémoire est le support de l'espérance, c'est que la réforme radicale des errements de l'âme entraîne cette faculté à se comporter « négativement et passivement », c'est-à-dire à opérer exactement à l'inverse de son orientation et de sa pente naturelle, à devenir « tout accueil à Dieu » (p. 210). Certes, « l'espérance ne refuse pas l'espoir » : M. Bord nous dit qu' « elle l'englobe » (p. 217). « Contrairement à ce que pensent les protestants, les quiétistes et les jansénistes », opine-t-il, « pour Jean de la Croix, l'objet de l'espérance, c'est Dieu même » (p. 218). Dieu ne saurait être pleinement atteint dès ici-bas, mais l'espérance, qui existe en fonction même du détachement de toute propriété, est la mesure de la gloire conférée actuellement ; comme la compensation qu'elle apporte n'est jamais totale, elle prolonge jusqu'au dernier moment de vie terrestre le caractère nocturne de l'expérience, et c'est d'elle que naît le gémissement doux et agréable qui, dans l'union la plus qualifiée, appelle la mort du parfait.
Les rapports de l'espérance et de la temporalité auraient sans doute pu être sondés avec plus d'insistance, mais l'auteur a choisi de rester exclusivement fidèle à une perspective centrée sur la notion fondamentale de non-possession. Les implications phénoménologiques de l'expérience ont dès lors été délibérément ignorées, par un mouvement de réaction peut-être contre l'éclipse qu'a due à la tendance inverse l'aspect fondamental ici restauré en plein accord avec l'esprit de Jean de la Croix. La doctrine des nuits est d'ailleurs fort substantiellement et très opportunément rappelée. On pourrait regretter que le chapitre consacré à la gloire, dans l'abondance de sa matière, apparaisse moins nettement subordonné que les précédents au thème principal. Enfin, sans tomber dans le psychologisme, on aurait été heureux que l'exposé ne se fût pas entièrement inscrit dans les schèmes assignés par la terminologie scolastique. Il ne faut pas perdre de vue que chez Saint Jean de la Croix, le symbolisme d'essence lyrique a apporté, dès avant le stade de la glose, une savoureuse compensation à l'indigence du langage technique. C'est pourquoi Baruzi a pu dégager le rôle d'incidence proprement métaphysique attribué à l'imagination dans l'expérience de la nuit. L'imagination est une composante inséparable de l'expérience personnelle. On se réjouit en quelques occasions de voir M. Bord confier à des extraits des poèmes le soin d'illustrer quelques-unes des intuitions qu'il a su le plus finement rejoindre. Un développement de cette ouverture de langage aurait rendu le livre plus parlant à l'âme, l'aurait sauvé d'une certaine abstraction qu'on dirait sèche si elle n'était relevée des agréments d'un bon style et de la chaleur d'un probe enthousiasme.
Il n'appartenait évidemment pas à l'auteur de s'attacher de près aux questions de critique textuelle. On se demande toutefois pourquoi il met un tel empressement à les tenir en bloc pour tranchées. Si la cinquième et dernière version des Obras proposée par le P. Lucinio totalise d'énormes apports, elle répond comme les précédentes à des fins de vulgarisation qui ne permettent même pas d'y faire une place à un exposé complet des problèmes d'ordre critique. Dès lors, les propos et les annexes d'incidence philologique, offerts par l'A., sont dépourvus de fondements solides et induisent le public à un optimisme immotivé sur le chapitre des textes. Cette erreur de perspective aurait pu être épargnée à bon compte, car il ne semble pas que les réels problèmes qui restent à résoudre ou à poser aient une incidence profonde sur le sujet traité, réserve faite de la témérité qui consiste à s'appuyer de préférence sur la forme B du Cantique spirituel, forme dont l'appréciation critique est loin d'être entièrement menée à bien. Il est dommage que cet ouvrage jette la confusion dans un domaine qui lui est pour une large part étranger, et qui dépasse, en ampleur du moins, sa portée propre.
Cela dit, on louera sans réticence la pertinence du livre en son domaine. Du point de vue de l'histoire des idées philosophiques et religieuses, il était intéressant de relever que Jean de la Croix ne s'est pas inscrit exclusivement dans le contexte du thomisme : on le voit rattacher une de ses orientations principales aux conceptions des anciens maîtres carmélitains, tel Baconthorp. Enfin, dans la perspective la plus large, le livre de M. Bord est salubre et précieux. M. Gouhier rappelle à juste titre dans sa préface que « nombreuses sont les philosophies où la mémoire est pour ainsi dire l'étoffe du spirituel ». On pourrait dire encore plus radicalement qu'elle est l'étoffe de la personne - ou du sujet -, dont le courant structuraliste, à d'autres égards fécond, entend faire le simple lieu de la pensée. Le principe de continuité qui sous-tend la doctrine de Jean de la Croix nous indique le rempart obvie où bute cette réduction minable.


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